Le barman m’a posé l’assiette sur un coin du comptoir, à côté d’un verre de vin. Un simple cercle de pâte blanche, un peu d’huile d’olive, un peu de gros sel. Un picodon de bonne qualité, mit un valeur par quelques éléments rehausseurs, et du bon pain.
Le rouge me réchauffe la gorge. C’est devenu un de mes rares verre d’alcool, que je partage avec ma sœur, dans ce qui devient notre « lieu à nous ». La décoration est assez sobre et les serveurs sont accueillants. J’ai abandonné cette façade française typique de celui qui « s’y connait en vin », j’ai admis ma propre incompétence face à un sujet dont la complexité me dépasse.
Je pense que ce restaurant cave se trouve au bon endroit : les gens le trouvent facilement, et y entrent si le cœur leur en dit ; il faut qu’ils aient envie d’y parvenir.
Il est donc toujours semi-plein avec deux places très pratiques au bar.
J’étais au bout du rouleau, j’avais besoin de vacances. Le mois de février m’avait toujours un peu déprimé, pour ne rien arranger.
Encore quelques jours à tenir. J’ai eu peur à un moment que l’alcool deviennent une façon de marquer une pause en fin de journée.
C’était d’ailleurs le cas au début de mes études. Quoi de mieux qu’une pinte après une garde ? Ou une petite bière pour accompagner le plateau de sushis en rentrant à la maison le soir ? Je me rends compte que l’hôpital me faisait boire plus souvent. J’avais des occasions de dormir le matin en rentrant de soirée, vu que mes week-end étaient en semaine.
Ouvrir un cabinet à soi, c’est quelque chose qui modère vraiment la consommation. On doit être présentable, correct, quasiment six jours par semaines, commencer tôt, finir tard, et avoir un sommeil confortable pour tenir la distance.
Le libéral est un vrai piège.
D’un côté il y a cette pression de réussir à boucler la fin du mois, et donc à travailler suffisamment pour gagner assez pour payer ses loyers et peut-être vivre un peu. Et se payer de temps en temps un bon verre de vin et un picodon.
Et de l’autre il y a les vendredi matin − en ce moment c’est plutôt les jeudi, d’ailleurs − où un Ibuprofène se gobe facilement entre le café et le brossage de dent. Je me retrouve tout seul devant le miroir, pieds nus sur le carrelage encore froid de la nuit, à me demander si c’est une bonne idée de « se droguer » pour continuer. C’est juste une céphalée de fatigue. Parfois je reste cinq minutes à me demander si c’est une si bonne idée, finalement. Je m’arrête. Je me tape sur la main et je me dis que finalement rien n’est urgent dans ma matinée, que toutes ces patientes sont déplaçables. Une petite voix me dit que je me fais une grasse-matinée à 200€ sans les charges, mais je la repousse.
Parfois c’est ma chérie qui me rappelle à l’ordre. Souvent c’est le soir, très souvent c’est parce que je suis fatigué, et je n’ai pas envie de lui faire reposer cette pression sur les épaules. Elle a raison.
C’est d’ailleurs la marque des sages-femmes, me disait ma référente à l’école.
Parce que si je ne me m’arrête pas, je sais que je vais le payer plus tard. Il faut prendre soin de son outil de travail.
Le gros sel craque sous ma dent, dans ma première bouchée. Il me fait penser à un os à moelle que j’ai mangé dans un restaurant en octobre 2013.
J’ai passé une partie de ma soirée sur mon téléphone alors que c’était notre anniversaire de rencontre. On était dans un restaurant, place François Mitterrand à Levallois, pas loin de chez elle, à l’époque ; un de ces bars à vin qui n’arrivait qu’à servir des plats du jour à déjeuner pour le quartier d’affaire environnant.
J’essayais de regarder la vie du bon côté.
C’était une belle soirée, j’avais choisi un délicieux bordeaux et je venais de faire ma dernière garde dans une maternité francilienne. J’étais au chômage avec un mois de congé pour voir venir. Un « CDD pour arranger le service et éviter de payer les heures supplémentaires ».
« Tu sais, je pense qu’il te faudrait un endroit tranquille pour t’épanouir vraiment, me disait la cadre deux jours plus tôt, un petit niveau 1 sympa quoi, pas de pressions. » Elle me connaissait. Bien, même. C’était peut-être une mauvaise idée d’être allé travailler chez elle. « Je ne veux pas dire que tu fais mal ton travail, mais les collègues ont râlé parce que tu as pris des vacances début septembre. Ça se fait pas trop quand on débute » avait-elle dit en finissant d’arracher mon cœur de jeune sage-femme.
« Merci de m’avoir accueilli. Je n’oublierai jamais mon passage ici ! »
Comme aucune de mes amies qui y sont depuis passées, et s’en sont enfuies.
C’est marrant. À l’époque je me sentais mal, alors que ça m’a forcé à aller justement travailler en niveau 1, seul en garde, à progresser. Et aussi, pour le coup, elle avait tort. Les gardes seul en niveau 1 mettent sur les épaules des sages-femmes énormément de pression.
J’étais donc sur mon téléphone, à moitié sous la table. « Et maintenant ? » me demandait ma copine. « Et maintenant ? » je demandais à Twitter.
Pendant la soirée, avec trois verres de vin chacun, la discussion passa de « en ce moment c’est vraiment dur pour les sages-femmes sur le marché du travail » à « mais c’est où ce bled » à « comment est-ce qu’on organise notre vie à deux si je travaille hors d’Île de France et que tu restes à Paris ? »
Un peu de contexte.
Une très bonne amie à moi, avait à l’époque une collègue qui partait. Comprenez : « il y a un poste de sage-femme titulaire qui se libère chez moi, on est un niveau 1 sympa ». Sur le papier, c’est comme si, en sortant du restaurant, j’étais tombé sur un milliardaire russe, qu’il m’avait regardé, et qu’il m’avait donné les clés de son « pied à terre discret de 120 m² à Paris ». « On s’arrange plus tard pour les formalités. »
Est-ce que vous auriez dit non à une offre pareil ?
Si vous êtes quelqu’un de censé, la réponse est « bien sûr que j’aurais refusé ».
À l’époque je n’étais pas quelqu’un de censé.
C’est comme ça que je me suis retrouvé une semaine plus tard, après un trajet délirant, dans le bureau de la cadre d’un petit centre hospitalier de province, 500 accouchements par an, beaucoup d’autonomie, à essayer de la convaincre de m’embaucher. « Il y aura une période d’essai, mais… » Le parisien pur jus que j’étais allait vivre en province, et rentrer à Paris le week-end. Pas de permis de conduire, pas de voiture, dépendre des bus et des trains.
Mais j’ai pu me prendre un logement très grand pour un loyer absolument dérisoire.
J’ai fait quelques gardes doublées fin octobre pour voir l’ambiance, histoire de voir si ça me plaisait.
Pour la première fois j’ai dormi dans un internat, un demi-sommeil entre deux gardes de douze heures qui tenait autant à l’ambiance austère, au matelas trop mou et aux passages des urgentistes dans le couloir.
« Tu dors à l’internat ? Mon pauvre. » Le troisième jour j’avais des traits relativement tirés, remarqua ma collègue de suite de couche. Elle habitait à Paris et repartait avec le train de 17h. « Quand je reste longtemps, je prends une chambre chez l’habitant. Tu reviens quand ? »
Et dix minutes plus tard, j’avais une chambre prévue pour le vendredi soir, veille de ma première garde officielle. La fois suivante j’aurais un pied à terre sur place et les choses seraient relativement différentes. Pas mieux.
Le vendredi j’arrivais donc par le bus devant l’ancienne gare SNCF désaffectée. Le coin était résidentiel et beaucoup trop calme. Est-ce que quelqu’un me regardait depuis une des voitures garées le long de l’allée pavillonnaire ? Était-ce bon signe que ce restaurant à terrasse isolé du reste de la ville soit fermé un vendredi soir à 19h ?
Dans le froid de la nuit déjà tombée, les façades en brique et en pierre des pavillons bordés d’arbres desséchés, me fit penser à La Choucroute de Jean Ray.
Voyageur accidentel, arrivé dans une ville moribonde aux façades flamande, je me voyais déjà fuir l’incendie qui ravagerait la ville après ma mésaventure culinaire, découvrant avec horreur derrière des murs de brique derrière les volets clos.
Je frissonnais.
J’ai finis par trouver l’adresse du couple, un pavillon parmi les autres, un numéro en céramique brisé, et j’ai sonné. La porte s’est ouverte dans un flot de lumière jaune-orangée. « Vous êtes Jimmy ? » me demanda le vieux monsieur sur le pas « vous avez fait bon voyage ? » J’acquiesçai.
Sa femme regardait la télévision en face. « Laissez juste l’argent sur le meuble de l’entrée, ça nous ira. » Nous avons parlé un peu. Oh vous êtes sage-femme, et un homme en plus. C’est tellement inhabituel ! Comment ça vous est venu ?
Pendant ce temps-là mon estomac me rappelle à l’ordre. À force il est presque vingt-heure, et je n’ai pas dîner.
« Ah. » Mon hôte a l’air gêné.
Ça, c’est le truc de parisien basique.
Se dire qu’un vendredi soir à vingt heure il suffira d’aller au coin de la rue pour trouver un plateau de sushi ou au moins un restaurant pas trop mauvais.
Non. Je suis au bout de la civilisation.
Mon hôte revient avec une assiette, un bout de pain et un picodon. « Nous avons déjà dîné, mais il nous reste un peu de fromage, si ça vous va. »
Quand je pris ma première bouchée, je fus envahi par ce mélange suret qui m’envahit la bouche, cette amertume caractéristique du fromage de chèvre qui a attendu au frigo pendant deux ou trois jours.
Ce soir là je dormis dans la chambre du rez-de-chaussée: un lit simple, un coin douche et les ombres des arbres imprimées sur la fenêtre.
J’étais seul.
Mon cerveau passa la nuit à m’envoyer des scénarios angoissants.
Photo by Camille Brodard ~ Kmile Feminine Creative Designer on Unsplash
Merci pour cette série d’articles toujours aussi passionnants, touchants, vivants !
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