Elle se rhabille, s’assied, et, pendant que je passe sa carte vitale, je la vois qui grimace. « Je repars sur mes amours de lycée, mais j’ai eu tort.
— C’est quoi que vous avez ?
— Des docs. » Elle soulève une paire de bottine neuve, le cuir encore lustré, par-dessus le bureau. « Comment j’ai pu supporter ça à l’adolescence ?
— Je dois avoir des pansements pour les talons dans mon sac. Attendez.
— Comment ça se fait que vous ayez ça ?
— Un vieux reste. Vous vous êtes déjà retrouvé en festival de danse avec une paire de chaussures neuves et les talons en sang ?
— Vous faites de la danse ?
— Faisais… J’ai arrêté. J’aimais bien.
Qu’est-ce qui s’est passé ? Une blessure ? Un accident ?
J’ai eu des enfants et…
À la fin, il faut choisir.
Si tu souhaites vraiment faire quelque chose, ne le fait jamais à moitié ; si je voyais mon moi d’il y a vingt ans pour lui laisser un mémo sur un coin de table, ça serait celui-là.
Si c’était si facile, tout le monde le ferait. Qui tu serais pour réussir où tous les autres ont échoué ?
Un jour on se met en couple avec une jeune fille de vingt ans, parce qu’elle est drôle, que c’est facile et joyeux ; on est amoureux. Elle m’a dit « j’ai envie d’avoir des enfants un jour.
— Moi aussi » ai-je répondu, sans savoir ce dans quoi je m’engageais. J’avais 24 ans, je finissais mes études — vous avez envie de croire que votre sage-femme qui sort de l’école sait ce que ça veut dire la parentalité, alors qu’il s’agit d’un·e vingtenaire qui ne connait de la chose que les consultations de prévention, les cours de pédiatrie et les conseils de sortie de maternité. Quelques babysittings pour l’aider à payer sa vie étudiante lui ont donné une sorte d’assurance avec les enfants en bas-âge, mais ça s’arrête là.
Un jour cette jeune fille de trente ans vous dit que c’est le moment.
Un mois au Japon, un dernier grand voyage, une lune de miel pour les gens qui vivent dans le péché, vivre à fond le rêve nippon ; ensuite on se lance avec enthousiasme.
Seigneur, est-ce qu’on imagine qu’on va traverser encore une pandémie mondiale, deux confinements, un déménagement, un voyage extraordinaire-bis à Venise pendant une semaine, avant qu’un jour une face ronde et deux yeux déjà bleus grands ouverts, le front plein de vernix sous un bonnet cru en jersey, viennent ravager votre quotidien ?
Trois jours avant j’avais cours de danse. Presque mon dernier.
J’avais dit aux copains et aux copines « on se revoit la semaine prochaine » et j’ai disparu.
L’époque, pour les parquets, était précaire.
Ce cours était l’essai de mon école/association de danse pour maintenir un enseignement, à une époque où le COVID avait mis les cours collectifs à l’arrêt. Fenêtres ouvertes, masques filtrants, gel hydroalcoolique, formulaires de « formation professionnelle ».
On avait vite chaud dans ce mois de mai qui battait tous les records ; l’année précédente et ses salles vides encore dans le rétroviseur, donc on dansait heureux.
Ça faisait quatre ans que je faisais du Lindy-Hop, et si je relis ce que j’ai écrit à l’époque je crois que ça m’a marqué profondément.
Au départ, après ma première année de cabinet, j’avais décidé de recommencer une activité physique. Travailler à l’hôpital semblait me rendre ça impossible, surtout avec la précarité des contrats courts. J’étais toujours le dernier arrivé, là pour combler les trous et faire tourner les plannings ; clairement pas en position de demander à avoir mes lundis soir pour aller danser.
Le libéral m’avait permis déjà, obligé surtout, à poser une soirée par semaine pour avoir un temps à moi. Je retrouvais ma sœur à Jussieu pour notre cours, puis après avoir appris et dansé nous allions débriefer notre semaine dans un pub pas loin de la fac.
Les inconnus des cours sont devenus des potes, une foule de visages qu’on retrouvait en pratiques dans les gymnases, les après-midis associatives ou les soirées organisées par une scène swing parisienne toujours en expansion.
Au point que ça a créé des tensions dans mon couple, déjà à l’époque. Que je la délaisse une soirée seule par semaine, ma chérie comprenait. Si la deuxième tombait sur sa garde de nuit, pourquoi pas. La troisième nous transformait vite en collocs.
J’avais déjà dû, à l’époque, gérer un équilibre entre la vie pro, mon couple et mes loisirs. Nous avions tenu.
J’ai discuté récemment avec Marie (LeyaMK) de danse sur Instagram et ça m’a replongé dans mes souvenirs. On devrait en faire dès le collège et le lycée en EPS. Danser avec un ou une partenaire c’est apprendre la coopération, travailler sur la proprioception (et s’il y a un âge où on a besoin d’avoir conscience de son corps, c’est l’adolescence) ; la danse à deux demande le respect des limites et du consentement.
Ce qui me manque c’est les swing out.
Oh, je vais essayer de vous expliquer ça !
J’adore cette passe.
Un swing out, c’est s’attirer, tourner, se séparer.
La base, c’est une tension. On n’a pas envie de tirer comme un taré sur le bras de sa·on partenaire. On baisse tout doucement le coude, et on part légèrement vers l’arrière avec le corps. La beauté du truc, c’est que, sur un parquet plein de danseurs, l’autre peut retenir, atermoyer, refuser, modifier. Est-ce qu’on a vraiment la place de faire ça ? Est-ce le bon moment au niveau musical ?
Et d’un coup iel vous fonce dessus. Un accord plein et enthousiaste.
On s’efface sur le côté, un demi-tour à droite.
Accueillir l’autre dans son bras droit.
La·e retenir entre les omoplates.
Sentir la confiance acquise et l’énergie brute créée à deux, et, la rediriger en finissant de tourner.
Simplement, ou avec un tour, ou avec un saut…
Et puis on en fait deux. Puis trois.
Et un dernier parce que ça marche bien sur la musique.
L’orchestre marque un break.
Les gens au bord de la piste braquent les yeux sur vous.
Votre partenaire commence déjà une variation de footwork, vous sentez la tension qu’iel demande. Vous avez envie de recommencer.
Ce moment parfait n’a pas duré longtemps, comme attraper une escarbille ou une bluette : un pincement une chaleur et de la suie qui vous reste sur les doigts.
L’insouciance de cette époque me manque. Je pouvais me retrouver dans un bar avec des inconnus et ouvrir la conversation le plus naturellement du monde. La danse était un sujet commun sur et à côté du parquet.
Quand vous avez trente ans, à Paris, c’est dur de rencontrer des gens. Je n’imaginais pas être invité à des soirées à nouveau, fêter des anniversaires de potes.
Je n’avais pas de nuit à assurer derrière.
Après la naissance de ma fille j’ai continué un peu la danse, seul, je me suis mis face au miroir pour travailler sur la technique, mais c’était peine perdue. Entendre un prof vous dire que ça sera « encore mieux en soirée avec un orchestre » ou « qu’il était dans un festival il y a pas longtemps » ne faisait que retourner le couteau dans la plaie.
Au pied du mur il faut choisir.
Si tu fais quelque chose, ne les fait jamais à moitié.
J’ai mis six mois à arrêter la danse, à comprendre le coût que la pratique engendrait pour ma famille naissante. Sacrifier une soirée par semaine, sans doute deux, et laisser ma chérie qui faisait déjà beaucoup trop de choses à la maison seule, encore une fois ?
J’ai rangé mes chaussures de danse en bas du placard.
Peut-être qu’un jour…