Elle s’appelle Céline.
Elle est arrivée sans rendez-vous pendant la matinée, en tapant sur le verre dépoli de mes fenêtres. Avec ma patiente on l’a écouté marteler la tôle du local poubelle de la cour, et on a repris notre séance de rééducation.
Je finis cette consultation, la dernière du mardi matin. « C’est un peu la tuile non ? Vous avez pris un parapluie ?
— Non. Et avec ce vent… » Elle me regarde préparer mon sac à dos. « Vous avez beaucoup de domiciles aujourd’hui ?
— Juste un, heureusement, plus haut dans le quartier. Et après c’est les vacances, le congé paternité… On va chez ma grand-mère, si les trains roulent avec ce temps.
— Alors bonnes vacances ! »
Je la raccompagne sur le pas de la porte. Elle lève les épaules avant de sortir pour traverser la courette. Les gouttes s’abattent sur elle sans la ménager.
Donc je mets mon manteau, et on sait déjà que le téléphone sonnera à ce moment-là, parce qu’on est mardi à 13h, c’est le début de ma pause déjeuner, ma chérie m’attend à la maison avec les enfants et…
Bonjour c’est Céline — la patiente, je suis désolée je ne vous ai pas appelé avant, je ne voulais pas vous déranger pendant le week-end, mais je suis sortie de la maternité hier et… Ça ne s’est pas bien passé. Je n’ai pas trouvé de rendez-vous en ligne pour une visite alors…
Il y a un truc dans sa voix, le genre qui me fera accepter.
J’ai cette faiblesse. Les patientes ne sont pas au courant, mais je suis trop souvent guidé par l’impression de pouvoir aider les gens. Je connais ce couple. On a fait son suivi de grossesse, une préparation à la naissance. Elle m’a appelé la semaine d’avant parce que l’hôpital la déclenchait…
Son « mon accouchement s’est mal passé » m’étreint le cœur.
Il cache un champ de mines.
Je ne signe pas pour le contrôle de poids facile et la mise au sein qui cachent la forêt, le petit moment pour rassurer les jeunes parents dans le down du septième jour, celui où la nuit s’est mal passée, encore pire que les autres, me laissant arriver chez eux après une grasse matinée arrachée à des rêves inexistants, les restes d’un petit déjeuner traînant sur la table du salon et du café chaud fumant dans les tasses.
Je n’ai pas envie de rester dehors par ce temps, j’ai hâte de me retrouver sur le sol de la chambre de mes enfants, le radiateur dans le dos, à leur lire des histoires pendant que Céline — la tempête — s’abat sur les toits parisiens.
Mais dans quatre heures je suis en vacances. Je sens que je dois y aller. J’envoie un message à ma moitié. Je suis désolé.
Je vérifie mon sac de consultation, je range un stylo dans ma sacoche, mon tampon de domicile, mes ordonnances, mes scalpels, mes gants. Je mets mon armure.
Ma confiance dans ma capacité à braver ce ciel qui se déchaine, je la dois à ma mère qui m’a offert un manteau il y a deux ans. Pas un de ces blousons en cuir ou caban en laine que j’aimais tant à l’adolescence. Il s’agit presque d’un vêtement technique, plein de poches, déperlant, fait pour marcher sous une pluie battante, capuche à visière, poches rembourrées, intérieur qui maintient au chaud, manchons intégrés pour empêcher l’eau de rentrer.
Ce truc est prévu pour aller réparer des lignes électriques en pleine tempête et rentrer avec le pull et les fesses sèches au poste de gardien du coin.
Quand je veux tourner la tête, la capuche reste fixe. Je suis obligé de déplacer le buste entier pour regarder à gauche et à droite avant de traverser la rue ; je peux me prendre pour Batman.
Je sors. La pluie fait des pichenettes sur ma capuche. Une bourrasque arrive, et le poids des gouttes claque sur mon sac.
On est en alerte tempête, après tout.
J’ai un élan viril stupide qui me prend en remontant une grande rue, les torrents dévalant les caniveaux à côté de moi. C’est un boulevard rêvé pour Céline qui me hurle dessus. « Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, le courrier doit passer » me dis-je. Je ne suis pas l’aéropostale, mais j’ai ce truc toxique de soignant chevillé au corps, celui qui me faisait parcourir un quart de Paris à vélo malgré les températures glaciales et la neige au moment des grèves de décembre 2019.
Vous vous en souvenez ? De cette époque où tout le monde se disait qu’on pouvait faire barrage à un gouvernement macroniste en roue libre, tout en ignorant cette curieuse épidémie qui commençait à poindre à Wuhan ?
Ah. Et j’avais un loyer à payer.
Je suis sûr que c’était une très bonne motivation pour se galérer à braver les mouvements sociaux.
Mon premier couple est sympa, cultivé ; j’ai une citronnade et une part de gâteau maison, une discussion entre gens d’à peu près gauche sur l’état du système de santé en France.
On contrôle le poids et la cicatrisation de son épisiotomie, je réponds à leurs questions. Bref.
C’est un vieil appartement dans un immeuble des années 30.
Céline s’en donne à cœur joie, dehors, sa voix s’infiltre dans le conduit de la cheminée, dévale la cage d’escalier, fait grincer le rideau de fer à la fenêtre de la cuisine, secoue les volets d’en face.
Je sens que je vais passer un mauvais moment sur la suite du trajet.
J’aimerais rester au chaud, qu’on se fasse un thé et un Scrabble en attendant que ça se calme, mais il faut que je reparte. J’ai une dernière visite à faire et ma compagne espère un peu de relais.
Je sors et la première rafale me passe entre les jambes tout de suite suivie par la pluie glacée qui me fouette le dos. J’ai faim. L’eau s’infiltre déjà dans mes chaussures. J’ai une paire de chaussettes de rechange dans mon sac ? Je crois. Une vieille habitude.
Je me trouve un genre de bistrot que je connais dans le quartier. La patronne est sympa et je mange un sandwich jambon fromage rapidement, les bouchées entrecoupées de gorgée de soda light.
Je regarde les autres malchanceux qui bravent les éléments, ceux qui ont essayé de prendre un parapluie et qui ont abandonné, le trainant derrière eux, retourné et vaincu ; ceux qui marchent tête nue, résignés à défier le ciel.
J’ai dix minutes de marche, elles vont me sembler interminables.
Je paye, j’ai davantage de forces. La descente est jalonnée de flaques, Céline me chahute à mon tour. Je me sens tout petit au milieu de l’avenue.
Je suis trempé jusqu’aux os quand j’arrive enfin devant l’immeuble. Je sors mon téléphone et je trouve le code, malgré l’eau qui macule l’écran. Un interphone, cinq étages sans ascenseur et je frappe à la porte de Céline — la patiente.
À suivre
Une réflexion sur “Céline, la tempête”