Il y a des patientes que je commence à connaître, au bout de quatre ou cinq ans de cabinet.
Oui, déjà tout ça. Le temps se carapate vachement vite, comme disaient à peu près les anciens.
Donc quand cette patiente-là arrive dans mon cabinet, j’ai déjà une vague idée de l’objet du rendez-vous.
« Comment ça va en ce moment ?
− Oh ça va, me dit-elle.
− C’est un petit « ça va », que je réponds.
− Ben. Alors voilà… » commence-t-elle, un peu comme pour me pousser au plagiat.
Alors voilà. Elle est fatiguée. Cette deuxième grossesse commence à être difficile, et elle sent que les aller-retours la grignotent. On arrive à la fin du deuxième trimestre, et avec un enfant de deux ans et demi dans les pattes, le ventre tire quand même pas mal. Mais on s’en sort, elle veut juste vérifier que « tout va bien ».
Ça, c’est l’histoire reconstituée. Ça a juste commencé sur un « j’ai le ventre qui tire et je commence à fatiguer », et quelques doléances conjugales que je garde pour moi. J’ai trouvé quelques fils qui dépassaient de la pelote et j’ai commencé à tirer dessus. Une manie de sage-femme. « J’ai vu mon médecin traitant la semaine dernière. Il a voulu me faire un arrêt, mais j’ai pas voulu. » C’est là que les négociations ont commencé.
Parce qu’elle est là pour un arrêt de travail.
Elle n’en veut pas.
Enfin c’est compliqué parce qu’il y a le bac qui arrive dans deux mois, et après le confinement ses terminales… Enfin surtout il y a ses prépas et la saison des concours qui s’ouvre très bientôt, elle n’a pas le droit de les lâcher. Alors c’est vrai qu’elle a également ses contributions à fournir pour un colloque cet été, si le virus le permet, sinon ça sera juste une publication collective, et elle est déjà en retard. C’est des amis, ils ne diront rien, mais c’est vrai que ça commence à se voir… De toute façon, si je lui prescrit un arrêt de travail, elle en profitera pour écrire quand-mème.
J’ai des tas de choses en tête.
Par exemple, j’ai tous ces articles, écrits ou non, qui recèlent une sorte de morale du type « qui veux pédaler loin graisse bien sa chaine, et fait une bonne nuit de sommeil la veille, parce que ça aide ».
C’est un miroir.
C’est la raison pour laquelle je pense que je dois la transparence à mes patientes sur les jours où je sens que la fatigue et la migraine m’empêcheront de prendre soin d’elles.
D’un seul coup je lui dis donc qu’elle a besoin de souffler un peu, et qu’elle doit choisir une priorité. Son fils ? Sa grossesse ?
Ses prépas ? Ses publications ?
Bon, me dit-elle, est-ce qu’on peut pas prendre deux priorités ?
Oui, c’est mieux que de porter l’univers à bout de bras, c’est déjà un progrès.
Je sors l’arrêt de travail. « À cause de mes compétences je ne peux vous mettre que quatorze jours. »
Mais sept jours suffiront.
Si on compte à maintenant, ça vous fait reprendre le vendredi puis plus rien. On met dix jours ? Ça fera une vraie grosse semaine.
Bon, allons-y pour dix. Mais je continuerai à écrire.
Mais, je ne vous autorise à aller chercher votre fils que le matin ou le soir. On veut du repos.
On ne crache pas dans la main avant de les serrer pour sceller les termes de l’accord, ce n’est plus vraiment la période, mais l’esprit y est. À la place je mets trois coup de tampon sur le cerfa.
Quand elle se lève pour repartir ses pas sont plus légers.
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