Neuf heures du matin, avec un peu d’avance, même.
Je l’ai vu devant la porte du cabinet, et je me suis demandé si elle n’avait pas fait une erreur. J’ai ravalé ma surprise et j’ai mis ma façade la plus professionnelle. Elle avait des cheveux blancs éclatants, courts, et un air un peu pincé.
Quand je donne un rendez-vous à l’ouverture, je sais que je joue toujours un peu avec le temps, et, à partir d’un certain âge, les gens se formalisent facilement pour les retards.
« Je viens parce que ma petite fille m’a dit que j’avais peut-être besoin d’une rééducation du périnée, et ma voisine, Mme Truc, elle m’a dit que vous étiez bien. »
Elle s’appelait. Jo, à peu près. Ce n’était pas son vraie prénom, mais il lui était resté.
Elle m’a tendu un courrier signé par sa gynécologue, un compte rendu incompréhensible, et une ordonnance.
Elle avait des antécédents compliqués et les cicatrices qui allaient avec. Elle s’est tue à certaines de mes questions − c’est toujours le droit de mes patientes. Elle n’avait pas vraiment besoin de répondre. Les femmes de son âge ont traversé des périodes troubles, et l’histoire a rarement été tendre avec elles. On a évoqué ses grossesses et ses problèmes, et elle s’est détendue. Elle a enlevé son manteau trop ample et son pull énorme pour la saison. Puis on a commencé à parler de son périnée.
C’est devenu sa séance hebdomadaire, avant d’aller faire ses courses. Neuf heures du matin, le mardi. Non négociable. On a fait quelques exercices, mais elle se fatiguait rapidement et elle trouvait que la sonde fonctionnait mieux.
« Comme ça j’ai rien à faire, et ça calme mes fuites. » Je lui expliquais que ça ne marchait pas comme ça, à chaque fois, et elle, elle se moquait doucement de moi, à chaque fois.
Vingt minutes sur une table, ça permet de discuter. De ses filles.
De religion, du monde qui part dans le mur.
De philosophie, de féminisme, de contraception.
Elle m’a parlé de ce siècle qu’elle a connu et de sa vie d’avant. Jamais de son enfance.
Quand rien ne venait, on parlait de cuisine et de recettes.
Et petit à petit, ça allait mieux.
Pour sa dernière séance, Jo m’a posé un lapin.
Elle était toujours devant la porte du cabinet, à neuf heures pétantes, et là, non.
Jo n’est jamais venue.
Mon téléphone a sonné vers dix heure. Une femme dont j’avais beaucoup entendu parler m’a dit que Jo ne viendrait pas, qu’elle était partie hier soir en dormant, et que sa voisine avait trouvé bizarre de ne pas la voir sortir ce matin.
Je lui ai présenté mes condoléances, elle m’a demandé si toutes les séances avaient été payées.
Puis elle a raccroché.
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