Il faut manger pour vivre, et pour manger il faut des sous.
Le pauvre sage-femme libéral que je suis en est parfaitement conscient, quand il part hors de son quartier pour voir une patiente à domicile.
C’est une patiente que je ne reverrai peut-être jamais. Peut-être une fois ou deux encore, pas plus. Sa sage-femme libérale n’était pas disponible, ou alors elle n’assurait pas les visites à domicile. Ou alors elle n’avait pas de sage-femme libérale.
Je sais que je lui dirais d’aller voir une sage-femme dans son quartier. J’espère naïvement que les sages-femmes qui viennent à côté de mon cabinet feront pareil. Que ça ne sera pas juste une consœur en exercice forain qui fera deux visites avant de la renvoyer vers la PMI.
Quand j’arrive, la première chose que je fais c’est observer.
Entrer chez quelqu’un d’autre permet d’en savoir beaucoup en peu de temps. Paris offre une diversité rare d’habitats.
Et ensuite j’attends une petite seconde pour voir à quel accueil j’ai droit.
Il y a des femmes qui s’excuse que leur appartement ne soit pas parfait, alors qu’elles sont seules avec deux enfants, et qu’elles rentrent à peine d’une hospitalisation.
Il y a des familles qui ont une tradition d’hospitalité très forte. Une fois je me suis retrouvé chez une patiente tibétaine et c’était l’heure de déjeuner ; et pas question que je reparte avant d’avoir fini mon assiette. Certaines patientes insistent pour me faire boire leur chai et glissent des gâteaux dans mes poches. D’autre rouspètent presque quand je leur demande juste un verre d’eau, et insiste pour mettre un café ou un jus d’orange.
D’autres me font passer presque par derrière, et m’introduisent dans une chambre − je ne verrai jamais le salon, ni même la salle de bain.
Parfois les gens sont soulagés de voir arriver la sage-femme, ce mode d’emploi pour nourrisson qui vient leur sauver la vie ; parfois les gens sont méfiants et me demandent si je bosse avec les services sociaux.
Il y a des conjoints dépassés, des méfiants, des traducteurs ; parfois il y a des deuxièmes mamans ravies.
Certaines ne discutent pas si je dis que je viens de la part de l’hôpital, et d’autres veulent la preuve que je ne travaille pas avec la préfecture. Elles ne veulent pas d’ennuis.
Quelque fois j’ai l’impression d’être un gadget, une balance sur patte que la patiente a commandé pour pouvoir sortir plus tôt. Prise de sang à domicile en option.
Chez d’autres je vais devoir mouiller la chemise, parce qu’elles ont des tonnes de problèmes ; j’en ressors une heure et demi plus tard, lessivé intellectuellement.
Et ensuite je me présente.
« Bonjour. Je suis Jimmy, sage-femme libéral. Je viens vous voir pour le retour à la maison. On ne se connait pas encore, mais, vous allez me raconter votre histoire, et on va voir ce qu’on peut faire ensemble. »
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