Content Warning : ce billet peut être compliqué pour les personnes enceintes et leur entourage proche.
Elle s’appelle Céline. Elle m’a appelé au moment de ma pause déjeuner, un peu à la dernière minute, pour que je vienne faire un contrôle de poids et je suis devant sa porte, dégoulinant.
« Mon accouchement s’est mal passé », a-t-elle dit au téléphone ; j’ai senti que je devais aller la voir ; j’ai bravé la tempête — Céline — pour venir.
Le vent s’est fait plus discret, le ciel est sombre comme un crépuscule, la pluie claque doucement sur la vitre de la cage d’escalier.
Je me remets des cinq étages, essoufflé ; je passe la main dans mes cheveux, mouillé ; j’enfile un sourire sur ma bouille, fatigué, et je frappe à la porte.
Son chéri vient m’ouvrir, et sur son bras il y a un nouveau-né, une semaine, qui bâille en ouvrant des yeux noirs et brillants.
Je retire mes chaussures en entrant. À travers la cuisine ouverte sur le couloir, dans la pénombre, je vois les sillons des gouttes sur les carreaux.
Je vais changer de chaussettes. Si ça ne vous dérange pas.
Je n’ai pas envie de laisser des flaques d’eau derrière moi.
Mes pieds froids accueillent avec joie le tissu sec.
Je glisse la paire humide dans le fond de mon sac.
« Je suis à vous ».
J’ai un genre de rituel de début de visite. Ça remonte à mon premier domicile, quand je me suis dit dans la même minute que je n’avais aucune idée de comment faire, avant de me rappeler que j’étais sage-femme et que j’avais travaillé en consultation et en suite de couche. Et ensuite la patiente m’a demandé de l’aide sur son allaitement et j’ai oublié mes doutes.
Je veux poser une ambiance.
Je déballe la balance, j’organise ma prise de note, je lave mes mains et je consulte le carnet de santé. J’ai l’impression de gagner une contenance.
« Donc l’accouchement c’était… Il y a sept jours ? Comment ça s’est passé ? »
Les larmes coulent sur les vitres et sur les joues de Céline. Le récit meurt-né dans le fond de sa gorge. Son conjoint commence à me raconter.
« Ils ont été super, hein » dit Céline « j’ai eu peur ».
Elle a saigné beaucoup, puis a visité un service de réanimation. Elle a failli mourir.
Je lui dis « vous êtes dans un état de stress post-traumatique, c’est normal que ça n’aille pas pour le moment » et elle s’est effondrée. Est-ce que c’était la chose à faire ?
Merci. Elle a attrapé un mouchoir, son fils et son chéri. Le volet du salon claqua. La succession des salves d’eau rythmant le son de ses sanglots. Puis elle a respiré un grand coup avant de sourire. « Je revois le visage masqué de l’anesthésiste à chaque fois que je m’endors. »
Je crois que c’était indélicat de ma part, mais je me demande si on n’a pas besoin, parfois, de dire aux patientes qu’on sait qu’elles vont mal. Que je les croie quand elles me déversent tout ce qui n’a pas été ces derniers jours.
« Est-ce que vous avez besoin de reprendre le compte-rendu avec moi ?
— Non. Je ne le sens pas.
— Est-ce que vous avez des questions alors ? »
Oui, plein. Évidemment. À commencer par ce bébé qui dort depuis tout à l’heure et qui engendre tant d’incertitudes.
Heureusement son allaitement se passe bien et nous avons discuté de suivi et de parentalité entre deux rideaux de larmes, la pluie se calmant à l’extérieur. J’ai bu mon café tiédi par notre long bavardage.
Son bébé est en pleine forme comme un roc pendant que Céline subit des vagues émotionnelles. Sept jours ça reste court, trop pour que le cerveau réalise ce qui lui est arrivé.
Ma chérie m’a poussé dans cette réflexion, deux sages-femmes qui bavardent.
Elle a ce plaisir coupable d’aller chercher les comptes pro-ANAD et maxi-naturopathes qui énumèrent des conneries quantiques et new-age. Les coachs de naissances qui facturent des formations hors de prix sans dire qu’il s’agit d’une préparation à la naissance éclatée au sol. Les publications sur Instagram qui vantent la puissance du corps maternel, capable de tout, et des vilains soignants qui veulent tout démolir ce bel ouvrage qu’est la Nature.
C’est quoi le projet de la nature ?
Il y a (rarement) des gens et des enfants qui meurent à l’accouchement, et les sages-femmes et les médecins font des choses pour essayer de l’éviter. À Paris, en 2024, c’est vachement plus facile qu’à Khartoum ou à Paramaribo.
On oublie que, oui, même en poussant assez fort et assez longtemps les enfants sortent, parfois pas vivants, mais qu’en théorie tout se passe bien ; c’est d’ailleurs pour ça que tant de monde préférerait y vivre. Mais quand l’utérus hypertendu implose à l’accouchement, qu’un peu de liquide passe dans le sang ou que la coagulation décide de se casser, laissant l’équipe réagir comme ils peuvent, rattrapant les patientes en espérant surtout que leur foie et leurs reins tiendront le coup…
Il y a une transmission d’une sorte de peur atavique chez nous.
Le degré 0 de la médecine.
Le truc qui transforme des professionnels brillants, posés, intelligents, en reptiles violents qui travaillent au réflexe, jusqu’à oublier le corps qu’ils recousent : la peur de la mort. L’ennemi initial, c’est lui.
Pourquoi est-ce que la vieille Chrysanthème qui vivait dans sa cahute en bordure du bled était appelée quand la brave Marie allait accoucher de son troisième enfant ? Était-ce parce que la pauvre fille que le curé avait nommée sage-femme et envoyée se faire former à la fac de chirurgie dans le chef-lieu ducal paniquait en voyant que c’était des pieds qui arrivaient, et qu’elle n’avait pas trop idée de comment faire ?
Oh, oui, appelons un chirurgien.
Le plus proche est à 6 lieues.
Si Gaspard coure vite et qu’il arrive à le réveiller, peut-être qu’on aura quelqu’un pour constater les décès le lendemain ; on est au reste bien contente d’occuper ce brave mari, perdu parmi ces nombreuses femmes qui sont arrivées chez lui pour rentrer les volailles, brasser la bière et faire une grande flambée.
Alors oui, je sais bien que la rebouteuse qui a mis au monde l’intégralité du village les 15 dernières années, il y a deux siècles, ne compte pas trop comme une « médicale », mais elle intervient quand même, quitte à montrer quelques trucs à la sage-femme.
La différence majeure, c’est que de nos jours les formations sont de meilleure qualité et que la méthode scientifique aide à faire moins de conneries. On pense. N’étant pas sûrs pas mal de personnes font de la recherche.
Les hémorragies, les infections, les problèmes de tension artérielle, le suicide. Dans cet ordre.
Ça tue les femmes.
On se bat contre ça, à la base.
Le progrès médical a réduit la peur des patientes de mourir à l’accouchement. Elles qui, deux générations derrière, avaient « déjà un pied dans la tombe », deviennent une histoire de chasse ou un dossier de Revu Mortalité Morbidité.
Heureusement la grande majorité des sages-femmes actuelles n’a jamais perdu de patiente.
Mais ça fait peur.
Ça rôde comme les tirs de politesse qui s’échangent cordialement tous les matins avec ceux d’en face, histoire de déverser le quota de balle, en espérant qu’il y aura la tronche d’un bonhomme perdu sur le trajet.
Ç’a pris une bonne heure, avec Céline.
J’ai essayé de tenir le cap face aux éléments : les questions difficiles, les rires épars et les pleurs quand on s’approchait trop de son accouchement. Toucher une plaie encore à vif fait mal.
Il viendra, le temps de la colère contre l’univers, le moment où elle déversera son vécu. Elle pourra m’en parler, j’espère.
Je suis content d’être en 2023 2024 avec eux, à boire un café, et à parler des nuits pourries qui les attendent, de leur peur de sortir leur enfant dans deux mois pour fêter Noël en province.
Dehors Céline — la tempête — fouette encore les fenêtres.
Je range ma balance, finis mon verre d’eau.
Je vais rentrer chez moi.
Et partir en vacances.
Pouvez vous expliquer ce que veut dire « pro ANAD » ? ( ah ces acronymes..🤔) merci
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Oui bien sûr.
ANAD veut dire Accouchement Non Accompagné à Domicile.
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Merci beaucoup !
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Cette Celine ca aurait pu être moi, rattrapée par les cheveux, déjà au milieu du Styx. J’étais venue accoucher à l’hopital alors que tout le monde me conseillait de le faire en maison de naissance ou chez moi (j’étais en allemagne), j’ai eu peur qu’il arrive quelquechose à mon fils et j’ai choisi un hopital avec un bloc dans le service obstetrique et un bon service néonat. Heureusement j’ai un groupe sangin très facile à trouver.
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J’espère que ça va.
Je ne cherche pas à faire un pamphlet anti-nature, bien sûr. La littérature sur les maisons de naissance et les accouchements à domicile dans les pays où ils sont intégrés correctement au réseau de soin est très rassurante sur la sécurité de la prise en charge.
Mais l’obstétrique c’est quelque chose qui peut déraper très fort. On essaye de s’en souvenir toujours.
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