Une nuit d’octobre il y a — comment ça, six ans ?!
Une nuit d’octobre 2019 mon téléphone s’est mit à vibrer sur ma table de nuit. Je me suis assis sur le bord du lit dans un demi sommeil, j’ai décroché par réflexe. J’ai l’impression d’avoir été embrouillé, pataud. Ju m’a dit qu’elle m’avait trouvé étrangement clair, presque professionnel quand j’ai dit « Allo ? »
Parce qu’on ne change pas.
Attends, j’ai déjà raconté le début de l’histoire.
J’ai réveillé ma chérie, parce que sa binôme de garde, son pilier, la personne que j’ai longtemps jalousé (parce qu’à une époque elle voyait ma femme plus que moi, et qu’avouons le : elle est géniale) allait accoucher.
Je ne sais pas comment raconter leur relation. Même promotion à l’école, d’innombrable gardes ensemble. Pour moi c’est un peu les deux gardiennes de phare qui tiennent les urgences de la maternité pendant la nuit : café, histoires et brume à l’extérieur, baignant une cour d’hôpital éclairée par une Lune surréaliste1.
Autant dire que la première grossesse de Ju, pleine de rebondissements, a été le centre de toutes les attentions de Zoé.
Car il est une tradition chez beaucoup de sages-femmes hospitalières de choisir celle qui les accouchera. Preuve ultime de confiance, pression titanesque pour l’heureuse élue.
Ma chérie a attrapé une boisson énergisante dans le frigo, à 3h du matin, l’a bu cul sec et a sauté dans le premier VTC disponible pour disparaître dans la nuit. J’ai reçu des photos le lendemain.
Quatre jours plus tard, je posais sa première fille sur ma balance.
La visite à domicile était totalement en dehors de mon secteur, mais on se déplace pour les amis. Elle était juste à terme, toute menue, mais très tonique. Un petit angiome rougissait sur son front dès qu’elle haussait le ton. Ses parents étaient inquiets et j’ai fait de mon mieux pour leur donner des conseils. Oublier que c’était une collègue : les traiter juste comme des jeunes parents. J’ai toujours une photo de ce jour-là, leur bébé comme un petit Bouddha, nez à nez avec moi, légèrement à contre jour.
Elle était si petite.
Elle va au CP.
Mon dieu.
Dans l’année qui a suivi j’ai appris quelque chose : la maternité, c’est contagieux.
Oh ! C’est chez moi ici, j’ai le droit d’avoir des théories fumeuses2 :j’ai toujours eu l’impression que les grossesses arrivaient par séries.
Fondamentalement, on était d’accord dans mon couple, dès les premiers mois, qu’on voulait un jour avoir des enfants. L’un et l’autre, puis même, à force, l’un avec l’autre.
Mais ce désir d’enfant, nous l’avons mis dans un coin du salon, à côté de la bibliothèque, en l’arrosant parfois ; il s’est retrouvé par moments recouverts par l’organisation d’un voyage au Japon, un déménagement ou une ouverture de cabinet libéral. Ça n’était pas le moment, on était trop jeune… Puis un jour, il a fleuri et l’odeur dans l’air a changé.
Et bien, juste après l’accouchement de Ju, ma chérie m’avait pris entre quatre yeux et elle m’avait dit « On se lance ».
Quoi ? Maintenant ?
Oui. C’est le moment, je suis prête. Dit moi que toi aussi.
Euh. Je ne sais pas.
De toute façon les hommes décident-ils vraiment d’avoir des enfants ?
Disons que c’est mieux s’ils sont d’accord.
Il s’est produit quelques péripéties en cours de route, comme une grève massive pour les retraites, une pandémie mondiale, un début de parcours PMA — mais quand Zoé a été enceinte Ju a été là. Pas pour son accouchement. Elle avait eu une deuxième fille entre temps, et être maman de deux tornades, surtout quand elles ont un an et demi d’écart, ne permet pas de sauter dans un VTC à 3h du matin.
Elle fut dans sa chambre de suite de couche à la première heure le lendemain, puis tous les autres jours. J’ai appris davantage à son contact en quelques jours qu’en dix ans de diplômes.
Elle m’a offert la confirmation d’une intuition que j’avais depuis longtemps : la parentalité est une compétence, elle s’apprend, elle se perfectionne au quotidien, elle se transmet entre parents ; par exemple dans un salon ou dans une chambre de maternité, avec des cafés et des croissants chauds ; sur WhatsApp à 22h30 ; à la table d’un mariage.
Ju est devenue notre sage-femme.
Elle nous a aidé à grandir.
Une version plus brillante de ce que j’avais essayé d’être pour eux.
Je ne peux que toucher ça du doigt.
Je suis jaloux.
Ce lien, qui soude deux sages-femmes qui partagent la naissance de leurs enfants respectifs, je ne le connaitrai jamais.
- En réalité une couloir hospitalier où les plafonniers sont à peine diminués la nuit ; la fenêtre du bureau des urgences donne sur un puit de lumière dans le cœur du bâtiment, la salle de naissance est aveugle : on perçoit à peine la rumeur du boulevard à l’extérieur quand on entrouvre la fenêtre anti-suicide. Laissez moi mon romantisme. ↩︎
- Disent 100% des tontons conspi pendant les réveillons de Noël. Entre une question gênante sur le célibat et un rant sur le véganisme. ↩︎