En rentrant de la crèche, je sens la tension dans l’air.
Les manifestants qui crient, l’odeur du tas de poubelles brûlées, la sono de la CGT qui s’éloigne au loin, haranguant la foule. J’ai traversé le boulevard et le cortège, les banderoles contre la réforme des retraites.
Quelqu’un m’interpelle, me fait signe, attention, vous devriez rentrer. Ça va barder. Je ne réfléchis pas deux minutes et je me précipite par la porte ouverte.
Je me retrouve dans l’Académie de la Bière.
Je n’ai pas mis les pieds là depuis au moins 5 ans, mais rien n’a changé.
Les gens à leur table regardent, par la fenêtre qui donne sur la rue, le monde passer pendant qu’ils éclusent leur verre.
Le monde, actuellement, c’est une troupe de CRS en train de charger l’arrière de la manifestation, avec moult sifflets et claquements de boucliers.
« Ça risque de durer un moment, dit le serveur. Vous prenez quelque chose ?
— Vous avez quoi de pas trop fort ? » C’est rare que je boive en journée.
C’est devenu rare.
Je sors ma carte de fidélité, il me manque quelques tampons. C’est le souvenir des après-midi passées ici après les cours ou les réunions d’association, à boire et discuter avec les potes ; des soirées après la garde avant de rentrer à la maison.
La salle et la terrasse couverte bruissaient des discussions des étudiants de la fac de médecine et des internes qui décompressaient. Les médecins, les sages-femmes, étaient en général attirés par d’autres établissements plus proches du RER.
J’attaque mon demi — je suis en service — et l’alcool monte assez vite en fait. Je me demande depuis combien de temps je n’ai pas bu, mais c’est devenu un événement rare.
J’ai été cette personne qui répond chez le médecin, quand on lui demandait s’il buvait de l’alcool : « normalement ». Deux verres de temps en temps.
Bon techniquement 4 parce que c’étaient des pintes.
Et puis si j’étais avec un pote au pub, ou après un cours de danse et que je ne travaillais pas le lendemain, j’en buvais parfois une troisième. Étalées sur la soirée, hein, avec cette bonne technique de boire un grand verre d’eau entre chaque, pour éviter la déshydratation.
Boire de l’alcool comme compétence héritée de ma vie d’étudiant.
Pourquoi est-ce qu’on boit autant dans ces études ?
Est-ce pour chasser le malaise d’être dans une soirée sans jamais vraiment réussir à se sentir à sa place ?
Est-ce que j’essayais d’oublier la garde dont je sortais avec l’impression d’avoir été une catastrophe sur pattes ?
Je crois que j’ai eu un problème avec l’alcool, à un moment.
Rien qui ne m’ait sérieusement demandé de consulter, mais j’étais à l’affût de l’occasion : un café avec une copine devenait une pinte, une commande de sushi demandait sa bière, aller au restaurant sans prendre un verre de vin était impensable. Je prenais parfois des bières pour boire avec ma chérie, pendant le dîner, parce que ça donnait l’excuse de ne pas boire seul.
Et mes parents ne m’aidaient pas : on buvait à table le samedi soir, on allait couramment boire un verre avec ma sœur après, pour discuter et finir la soirée.
Je crois que ça a commencé au lycée avec les correspondants allemands, puis les apéritifs organisés avec des gens rencontrés sur internet.
C’est assez courant dans le milieu médical, l’alcool.
J’ai des souvenirs vifs d’alcool à l’hôpital pendant mes études, en garde. Pas moi. Jamais. Des anecdotes marrantes qu’on ne publie pas en ligne, mais qui pourraient m’échapper autour d’un verre.
Ma fille me regarde avec sa compote dans le bec. On dirait que la fumée s’estompe et un groupe de pompier se faufile jusqu’aux poubelles qui bloquent le carrefour. Je bois une autre gorgée et je laisse mon verre sur le comptoir. « Il faut qu’on rentre ma puce ».
Je ne tiens plus.
En comptant la grossesse, ça fait 3 ans que c’est devenu plus qu’irrégulier, un verre par semaine à la rigueur, la flûte de champagne du dimanche chez mes parents ; moins d’une fois par mois maintenant. Je bois une bière avec mon élève quand on déjeune ensemble, en souvenir du bon vieux temps.
Plus qu’irrégulier, c’est sans doute bien mieux (:
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