Ma chérie hospitalisée m’a envoyé au Relais chasser le temps perdu : le lit est jonché de mes trouvailles. Un magazine sur la vie trépidante de célébrités qui me sont inconnues, des sudoku que personne ne commencera, un magazine de décoration à faire soi-même qui coûte trop cher. La télévision nous rappelle pourquoi on ne la regarde jamais. Quelqu’un toque à la porte.
Le dragon entre. Elle nous fait la bise de loin, car nous sommes en 2021, et tout le monde porte un masque.
J’ai pensé à elle le mois dernier. Elle m’a fait un coucou et un sourire chaleureux quand je l’ai croisé sur le chemin de la crèche. Elle a caressé la tête de ma fille, m’a fait une bise, je lui ai souhaité une bonne journée, avant de continuer à courir.
Elle se met contre le mur, dans sa tenue rose, remonte ses lunettes sur son nez osseux. Ses cheveux bouclé, courts et relevés, n’ont pas changé en quinze ans, même si de plus en plus de veines d’argent les parcourent. Elle nous regarde, sourit à ma chérie en tailleur sur son lit, à moi dans le fauteuil.
Alors, les nouvelles ? demande ma chérie.
Ben ils sont chiants parce qu’ils veulent pas décider. Ils parlent de te faire rentrer et de contrôler lundi. C’est pas possible que vous poireautiez comme ça. Vu ton col… Ça vous choque si on parle de déclenchement demain ?
En vrai on s’attendait à ce que ça soit aujourd’hui.
Bon. Je vais aller attraper [le chef de service] et je vous l’amène.
Son visage est devenu sérieux quand elle dit ça. Le même air déterminé qu’elle avait quand elle me posait des questions.
« Elle date de quand sa charge virale ?
— Le 12 juin, elle est négative. J’ai regardé le pré-opératoire, il est encore bon. Elle a une carte de groupe, son PV est négatif, j’ai demandé à l’infirmière de lui faire une charge virale, toxo, RAI et de la passer en salle 3. J’attendais ton avis pour l’AZT, mais je crois qu’il faudra en mettre ? »
Le dragon remonte ses lunettes sur son nez osseux. Elle secoue la tête et ses boucles courtes et relevées.
C’est bien. Tu vois que tu peux. On va aller la voir ensemble.
C’était douze ans plus tôt. Un tiers de ma vie.
Je suis visiblement soulagé. Elle rit.
Elle sait que j’ai peur.
Demain matin, à 7h50, avant le staff, elle entourera un mot, décidera si ma garde est validée, ou si je dois revenir pour rattraper mon échec. On a toutes peur de la maternité-école, et du dragon.
« Oh mon pauvre, je l’ai croisé en civil. Tu sais ce qu’elle a fait la dernière fois à… » ont été les derniers mots de ma relève avant qu’elle ne quitte la salle de naissance.
J’ai haussé les épaules pour avoir l’air cool, mais j’avais déjà eu trois ou quatre messages de soutien ; tel Thésée descendant dans le labyrinthe, tel Persée avançant dans un champ de statues, tel Saint Georges si un groupe de copines lui avait tapé sur l’épaule, avant de le pousser dans l’antre de la bête.
Au fond de moi, je n’en menais pas large, mais, étrangement, je n’avais pas l’impression que cette sage-femme exerçait du sadisme. Elle me scrutait dans mes présentations de dossier et mes gestes, cherchant les angles qui dépassaient pour taper dessus. Sans douceur, mais sans méchanceté non plus.
Je crois que mes potes de promos construisaient une image.
Personne n’aime être pris en défaut. Notre cursus nous pousse à ne jamais nous tromper, et celles qui nous pointent nos échecs sont rarement nos tutrices préférées. Quand elles sanctionnent ce qui aurait pu être une erreur grave, on les aime encore moins, surtout si cela nous coûte notre samedi soir.
J’ai suivi le dragon pendant toute la garde, faisant sous son regard, lui racontant mes actes et mes réflexions. Elle commentait, corrigeait. Elle se glissait derrière mon oreille, pendant un accouchement, pour pointer à voix basse un détail intéressant, me laissant essayer de devenir la sage-femme.
Dans le présent, nous attendons donc la fin de la réunion, et, quinze minutes après l’heure annoncée, le dragon revient dans notre chambre, avec sur ses talons le chef de service. Bonjour tous les deux. Bon. Qu’est-ce qui se passe ?
Tu sais, elle fait un début de pré-éclampsie, regarde son visage et ses œdèmes, sa tension labile et son col sympa. On devrait déclencher non ?
Et vous êtes d’accord ?
Oui.
Bon. Alors je note « pré-éclampsie de fin de grossesse, après discussion avec le couple, reviennent demain pour un déclenchement selon les conditions locales ».
Merci.
Je passerai vous faire un coucou si j’ai… Ou en suite de couche. Bref. Bonne dernière journée. Il quitte la pièce, le dragon sur les talons, elle tourne son index pour nous dire qu’elle revient plus tard, et fait un V de la victoire.
J’ai une super photo d’elle, trois jours plus tard, avec ma fille dans les bras et un sourire gigantesque et satisfait.
Et si les dragons, finalement, ce n’était que des sages-femmes sévères ? Étoffées de rides, comme autant de galons, par le flot du temps, elles ont subi une érosion lente de leur tolérance face aux autres. Ces créatures protègent leurs patientes contre tout ce qui les menacera.
Ça inclut un certain nombre d’étudiants sages-femmes, d’externe et même de médecins.
Et si elles sont dures, c’est sans doute parce qu’elles savent à quel point la vie peut être rude pour les choses précieuses.
Par contre, j’avoue, il y a aussi des connasses. Ne les confondons pas.
Une réflexion sur “Le Dragon (8)”