Avec ma fille, je regarde souvent La Reine des Neiges. Les enfants de cet âge-là aiment épuiser la même histoire sans s’arrêter. J’étais pareil à son âge.
Je vous spoile le film : Hans est un connard. Je trouve drôle que dans toute les suites, courts ou longs métrages, il en prend pour son grade.
On ne pardonne pas, on n’oublie pas.
Hans est une histoire d’emprise : un homme providentiel qui arrive au moment où sa victime, vulnérable, a le plus besoin de quelqu’un. Il prend toute la place, lui offre le monde. Anna a passé sa vie enfermée, et elle s’est nourrie de contes où les princesses rencontre un Prince Charmant qui s’empare de leur cœur, qui prend toute la place.
Et qui, au moment opportun, les trahira. « Son prince charmant a foutu le camp avec la Belle au Bois Dormant » disait le poète1.
Et le monde n’aide pas vraiment les femmes trahies, marquées dans leur corps et dans leur vie ; qui ont perdu des cotisations retraites ; qui ont travaillé à mi-temps ; qui ont perdu du capital économique ; dont la société attend qu’elles perpétuent un rôle genré, construit socialement dans le care, pour faire face à des agresseurs qui ont généralement été victimes d’abus émotionnels dans leur enfance, mais qu’elles pensent pouvoir réparer comme dans les histoires. 2
Ce n’est pas de moi tout ça.
Je suis un homme, je vous le rappelle, je prends les idées de Christine Delphy, de Judith Butler ou de Bel Hooks. Je ne suis qu’un porte-voix.
Ces histoires d’amour finissent mal « en général ».
Même quand on a l’impression que ça va mieux, même quand un fantôme revient me hanter pour une deuxième grossesse en me disant qu’il a beaucoup changé, et qu’il va mieux, et qu’a minima il est gentil avec leur fils.
Elle absorbe les chocs à sa place. Elle subit la colère en croyant le protéger.
Leur petit garçon grandit en voyant sa mère terrifiée.
Cet homme violent, au moins, n’était pas très intelligent. Trop de cannabis et un casier judiciaire : ce qu’il faut pour allumer la vigilance des services sociaux. La PMI a vu arriver le jeune père modèle sans se laisser raconter de salades.
On savait. La chaine d’information est active.
Le système ne marche pas toujours.
Il y a pire que les traitres ? Tu as déjà écrit ce billet Étienne. Pourquoi est-ce que tu recommences ? Parce que c’est le quotidien des sages-femmes, a dit une légende3.
Carole est pourtant une femme forte.
Pardon.
Elle déteste qu’on dise qu’elle est forte. C’est une survivante du genre de maladie où des soignants lui ont dit en boucle qu’elle était « forte », que c’était une « guerrière ». Du coup elle vomit ce vocabulaire. Elle veut avoir le droit de se mettre dans un coin pour craquer, mais elle a un enfant à gérer. Parce que son traître personnel… Je mélange.
Avec Carole qui a vécu avec son bébé et son conjoint violent pendant 6 mois. Avec Carole qui avait une situationship avec son traître, qui roule sur le système comme s’il était né dans une bibliothèque juridique.
Qu’est-ce qu’elles sont endurantes ces femmes pour tolérer ces hommes.
Oui, elles étaient sous emprise.
Oui, on a l’impression que leur conjoint ont lu les papiers sur le contrôle coercitif comme des manuels d’utilisation : comment maintenir une situation de violence après une rupture ?
Une grossesse, une garde partagée, pas de mails, pas d’écrits, seulement des menaces susurrées à l’oreille loin des témoins.
Ils vont être de bons papas pour la PMI et le juge. Ils l’aiment, leur gamin, leur fils. Celui à qui ils enseigneront la privation émotionnelle pour perpétuer la violence, quand eux seront retourné là d’où ils viennent.
Je me sens parfois comme Sam Gamegie, aidant Frodon à traverser le Mordor.
Toujours là, puisque c’est mon rôle. Fidèle Sam. Je sens que c’est dur, j’ai mon propre fardeau à porter, mais c’est important que je reste un repère. Même si, parfois, j’ai l’impression qu’on s’embourbe dans un marais désespérant plein de fantômes et de corps conservés par la tourbe.
Ces temps-ci mes Caroles n’ont pas le moral. Entre les plaintes qui n’avancent pas et le JAF qui donne des droits de garde aux hommes qui les demandent, c’est compliqué.
« Cette femme avait l’anus et le vagin déchiré », conclut Carole, sur le pas de la porte, « des sous-vêtements et une serviette couvertes de sang, une expertise rapidement après son viol, et lui a un non-lieu. J’ai rien de tout ça, il me baisait dans mon sommeil et j’étais sous emprise, comment je démontre ça ? Si on ne la croit pas, elle, qui me croira, moi ? »
L’affaire Ary Abittan a du mal à passer, comme vous l’aviez deviné.
Je n’ai pas envie de lui parler de correctionnalisation des peines ou de Cours Criminelles dont le but est de désengorger des Assises occupées par les affaires de violences sexuels. Davantage de plaintes, moins de moyens, parce que la Justice est un autre parent pauvre de l’État français.
« Ça va aller, Carole » je dis sans y croire. « Nous irons jusqu’au Mordor pour porter l’anneau, et après nous retournerons dans la Comté. Vous souvenez-vous de la Comté, Carole ? L’herbe y est douce, le soleil caresse le visage de Rosie qui danse à la fête de la bière.
— Pas cette fois, Sam. Je suis fatiguée Sam.
— Alors on se voit la semaine prochaine, ou après les fêtes. »
En espérant que mes Caroles y trouve une pause. Je n’en suis hélas pas sûr.