« Bonjour, c’est… » Et je sais déjà exactement qui elle est. Elle est un de ces rares dossiers que je connais par cœur.
Elle voulait me parler de ses problèmes de contraception.
Peut-être qu’elle reviendra au cabinet, pour changer, mais peut-être pas.
Elle vient quand ça ne va pas, en général.
En ce moment son a retrouvé du travail, donc ils ont un logement pour tous les deux et pour le petit.
« Il va bien en ce moment, vous savez. »
C’est un de ses sujets de conversation principaux.
Je pourrais presque en faire un signe clinique.
À notre première rencontre, son conjoint était absent ; il a occupé la moitié du temps de parole. Et moi, je n’ai pas tiqué. J’ai juste pensé…
Je ne sais pas ce que j’ai pensé.
Qu’elle vivait avec quelqu’un de difficile, dans un studio que j’imaginais trop grand, parce que c’était plus une chambre qu’un studio, et que pour moi un studio fait au moins une vingtaine de mètre carré. Et puis il y avait beaucoup de choses à démêler pour sa grossesse, un suivi à organiser, une confiance à gagner.
Sauf que le temps passait, et que son conjoint était toujours très présent. J’ai lancé des perches qu’elle n’a jamais vraiment saisies. Alors j’ai appelé son assistante sociale de secteur, et on a discuté ensemble une fois ou deux, mais ça ressemblait juste pour elle à la pauvreté de Paris, une histoire très classique, avec des adultes qui vivent dans une seule pièce, et s’engueulent parfois parce que le monde est trop petit.
Un jour, en préparation à la naissance, elle a parlé. En fait, elle a juste lancé quelques mots sur son conjoint, comme une poignée de pièces de puzzle sur la table.
Pourtant je suis formé, hein. Je pense que je manquais surtout d’expérience.
En ce moment ça n’allait pas. Les repas n’étaient pas à son goût. Il avait cassé un verre. Ils avaient eu un problème pour le logement. Il avait cassé la porte de la salle de bain.
J’ai pris quelques précautions, et j’ai retourné les pièces entre mes doigts, en les examinant. Puis j’ai réfléchi à haute voix. « Votre chéri est maladroit », t’es bête. Bien sûr que non. « Non, il a cassé le verre.
− Et puis la porte…
− En même temps, j’avais fait des épinards, mais il n’aime pas les épinards.
− Mais du coup, c’est quelle partie de la porte qui était cassée ?
− Ben c’était bizarre, parce qu’il y avait un trou. Mais bon elle devait être fragile. »
Alors voilà. C’était bête, vraiment. Il n’avait pas aimé la nourriture, parce que les épinards c’est pas bon, alors il avait fracassé le verre par terre, lui avait hurlé dessus et avait traversé la porte de la salle de bain avec son poing.
Je crois que j’ai mis un temps à remettre cette séquence dans l’ordre, pour moi-même. « Après ça allait. Il s’est excusé. »
Je connais cette partie là de l’histoire.
« Et ensuite ça ne va plus vraiment, du coup vous vous demandez quand est-ce qu’il va casser un autre verre ?
− Oui. Du coup je fais attention. Mais il s’énerve vite. »
On a mit des mots dessus, ensemble. « Mais il ne me frappe pas, hein. » Non. Il frappe à côté de votre tête, mais il frappe quand même. « Il y a des choses normales dans un couple, les hommes ont des besoins. » Mais si vous n’avez pas envie, voyons ce que dit le code pénal…
Un jour j’ai vu les mains de cet homme, et j’ai compris pourquoi elle regardait maniaquement l’état de mes ongles à chaque examen.
« Mais s’il vous plait, n’en parlez pas. »
Il va sans dire que la naissance de leur enfant a changé les choses.
On a du en parler à l’extérieur. Et l’extérieur est venu m’en parler.
On a organisé un suivi, en négociant avec lui, bien sûr, qui se comportait comme un ado. J’ai travaillé en réseau, parce qu’être seul dans ces cas-là reste la pire chose à faire. On a préparé une fuite, mais elle avait peur de partir. Peur qu’il la tue. Peur de rejoindre une des 139 victimes de féminicides de 2019.
Puis elle a fait des démarches pour un plus grand logement. Pour le calmer.
« Il va bien en ce moment. » L’étape « il va bien » d’une spirale.
Elle reviendra me voir, si elle a envie d’en parler.
Je connais cette histoire, et elle manque de suspense.
Mais de temps en temps elle revient me hanter.
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