Ça a été les fêtes ?
Je suis désolé, j’ai menti.
Je vous avais prévenu, non ?
Le billet qui suit est la conclusion de l’avent de 2023. Le sujet de ce billet n’est pas dans l’esprit de cette période, donc il arrive après. On va aborder des sujets importants, mais difficiles ; si vous n’êtes pas dans de bonnes conditions pour le lire, arrêtez-vous là et revenez plus tard.
Je vous conseille de relire Inquiétudes, Le moineau et Et à la fin pour tout comprendre.
Hier Amélie est venue au cabinet. J’ai ouvert la porte de mon bureau sur sa petite famille en salle d’attente…
Attendez, je recommence.
J’avais laissé mes enfants et ma chérie, à la pire heure possible, pour aller chercher un panier de récupération d’invendus. C’était le début de l’automne, la nuit tombait tôt, et, malgré un temps de début de soirée assez clément, le vent était traître.
J’étais en repos, et ce moment était propice à jeter un œil à mon téléphone pro.
Sobre, pudique, glaçant : j’ai vu le message d’Amélie. Son petit moineau, après deux mois de soins et de nombreux combats, s’était envolé.
L’obstétrique, parfois, c’est cette branche de la médecine où tout le monde allait bien le samedi matin et où, le lundi suivant, on reçoit un texto pour annoncer un accouchement prématuré après une sortie de route imprévisible. Je l’ai retourné ce dossier, et ma mémoire, dans tout les foutus sens, pour comprendre. Rien.
C’est à ce moment-là qu’Amélie avait eu besoin de « sa sage-femme » ; la visite à domicile pour ses soins ne valait pas grand chose, mais que je l’ai faite quand même.
Parce qu’en étant dans le paysage et en demandant des nouvelles du couple, on espère apaiser leur solitude.
« Il rentre lundi à la maison, on va chercher sa grande sœur à l’école avec lui. On lui fait la surprise, mais il sera ré-hospitalisé à la fin de la semaine pour être opéré. Mais après ça, on aura enfin notre fils à la maison avec nous ».
1 mois et demi de réa, des soins intensifs, des opérations.
J’ai eu des cours sur la prématurité à l’école, et ils traitent d’un aspect qui est occulté trop souvent, tant on veut croire la médecine miraculeuse : le taux de décès, le taux de séquelle. La morbi-mortalité.
Et c’est pareil pour tous ces cours de chirurgie pédiatrique qu’on nous a infligé — parce qu’on sera sans doute un jour face à des patientes dont les enfants seront concernés.
Dans cette diapositive, il y avait le taux de « perte » liée à l’intervention. Pas élevée, semble-t-il. Ça donne l’impression que c’est presque une formalité — puis on se souvient qu’il s’agit d’ouvrir un thorax, un ventre ou un crane, et que c’est pas si simple.
Le message me remerciait de l’accompagnement. Il ne parlait pas de leur fille dont les larmes inondaient leur t-shirt, de leur cris muets devant le miroir de la salle de bain.
J’ai pensé à mes enfants tout de suite, évidement ; à mon fils qui n’était pas forcément plus vieux que le leur, mais qui avait eu des conditions de naissances plus favorables.
Dans ma cuisine, en faisant le dîner, j’ai retourné dans ma tête une réponse à leur envoyer.
Est-ce qu’il y avait seulement une bonne réponse ? Quelque chose qu’ils avaient besoin de lire ? Merde. Tu es un pro. Tu es capable de dire à la femme des urgences que le bébé dans son ventre est mort, de sentir ses ongles s’enfoncer dans ton bras pendant qu’elle grave à jamais dans ton cerveau l’un des pires hurlements que tu puisses jamais entendre, un son de souffrance et de désespoir pur. Tu sais trouver cette expression d’empathie, le bon masque, lui dire que tu appelles le médecin de garde pour confirmer, et discuter de la suite. Que s’ils ont des questions tu seras là, aussi. Tu dois ensuite sortir dans le couloir, aller aider la patiente en salle 4 à accoucher de son deuxième. Ne t’effondres pas. Tu n’es plus l’étudiant, le gars de 20 ans, qui a pleuré pendant toute sa pause déjeuner la première fois. Si les larmes coulent, elles viendront dans la douche avec la fatigue. Ce soir. Demain matin.
Tu es capable d’écrire un texto.
J’ai reçu une réponse, un jour ou deux après, pour me remercier et me dire qu’ils tenaient le coup. Avoir une aînée les obligeait à se lever le matin, à faire quelque chose de leur journée.
***
Hier, Amélie est venue au cabinet.
J’ai ouvert la porte du bureau sur sa petite famille en salle d’attente, me mordant la lèvre de laisser s’installer, au milieu d’eux, une patiente et son nouveau-né hurlant, cherchant frénétiquement le sein. Je leur ai demandé comment ils allaient ; bien disaient-ils, en refoulant leurs yeux humides, laissant leur aînée de 6 ans jouer sur une chaise. Elle nous tient, heureusement.
J’ai su tout de suite que mon emploi du temps allait exploser. Qu’on allait prendre le temps.
La pression du retard est grande en ce moment. J’ai une chérie à récupérer, souvent au bout du rouleau, après ma journée, un dîner à préparer et un enfant sur les deux à coucher. Je crois comprendre ce qu’ils disent, à mon échelle. De parents à parent.
Amélie s’est installée dans le fauteuil de gauche, en entrant, a posé son manteau et son sac sur celui de droite. Elle a ses habitudes, à force.
Qu’est-ce qui vous amène ? — J’ai des saignements depuis deux semaines. — Qu’est-ce qui s’est passé ? et elle sait que je parle de son moineau.
« Vous vous souvenez qu’on devait aller chercher sa sœur à l’école, le lundi ? »
Il n’est jamais sorti de réanimation. Sa maman qui allait le voir tous les jours a signalé qu’il y avait un problème pendant le week-end, et l’opération a été avancé.
Pudiquement, nous dirons qu’il est parti à la suite de complications.
Derrière le compte-rendu se cache la douleur d’une réanimation plus dure, de l’annonce d’un pronostic vital engagé, et d’un choc septique.
Il est parti dans mes bras, dit-elle. Aux obsèques tout le monde pleurait mon deuil, ma douleur, mais moi je pleurais de soulagement, quelque part. J’ai pensé à l’après, à ce qu’on aurait vécu après.
C’est injuste, mais il était mieux comme ça.
Après autant de soins, son visage était enfin détendu.
Il est dur ce billet. Ça fait deux ans, Amélie est revenue avec un nouveau poussin, une histoire similaire qui cette fois-ci se finit bien. Elle a été dure à suivre cette troisième grossesse. On a pas mal pleuré aussi.
Je pleure encore en relisant cet article. Je me dis que souvent j’écris pour ne pas oublier les choses importantes.
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