Chère Scot, cher Alfonse,
La probabilité que vous lisiez cette lettre est faible.
C’est un peu une bouteille à la mer, jetée au hasard des Internets. Les enfants vont bien, les hivers sont rudes, le potager ne donne rien — si seulement j’en avais un, en même temps à Paris j’ai pas de place sur mon balcon.
Il y a une autre vie, vous êtes tous les deux sortis de mon quotidien d’une façon ou d’une autre. Appelle-t-on ça une rupture ? J’en ai vécu tellement peu, jamais franches.
Scot, tu as disparu, du jour au lendemain, sans donner de nouvelles. Le dernier message date de la naissance de ma fille. Alfonse, tu vis la nuit, ta journée commence « à l’heure où je me couche » dirait le problématique poète1.
Je savais que les enfants créent de la distance. Ma sœur a toujours était meilleure que moi pour maintenir les liens. Une compétence genrée acquise au collège. L’idée est étrangement dérangeante : l’amitié est un travail, ça s’entretient. Comme le couple. Du coup parler de rupture n’est pas déconnant.
C’est marrant, pourtant, comme les films, les dessins animés, l’école, vous vendent des amitiés naturelles, et qui durent pour toujours. « On s’était donné rendez-vous dans dix ans » disait un autre poète problématique, comme si les relations humaines ne tenaient pas sur des systèmes de demande-réponse et s’affranchissaient facilement du passage des années. Elles demandent de l’affection, du soin et du temps2.
Vous n’êtes plus là, presque. Une histoire dans ma mémoire.
Même ceux qui restent, parce que je prends rarement le temps de vous écrire.
Vous non plus, hein, remarquez. Les rencontres ne sont plus évidentes et il devient nécessaire de les provoquer. Je comprends le biais, je l’ai aussi. C’est un genre de rupture douce qui se produit d’un commun accord : moins s’écrire, moins se voir, ne plus faire de soirées, progressivement sortir les autres de sa vie.
Les enfants n’aident pas, surtout quand la plupart des amis que j’ai n’en ont pas.
Quand ton amitié repose sur le fait d’aller boire des verres le jeudi après-midi en parlant de littérature, je suis forcé d’avouer que je ne suis plus en mesure d’honorer nos rendez-vous alcoolisés.
Je pense maintenant avoir conscience que j’ai eu un problème avec l’alcool.
Je sais pourquoi.
C’est un poison-médicament.
Ça calme le flux de pensée, ça masque l’anxiété sociale, c’est une bonne excuse pour avoir le droit de dire des bêtises. Les japonais l’utilisent couramment pour abandonner leur tatemae — très littéralement la façade érigée devant soi — et pour finir avec une cravate autour du front à dormir sur une poubelle de Akihabara à 23 h.
Est-ce qu’il y avait quelque chose entre nous à l’époque ? Je crois. Étais-je insupportable ? Oui, régulièrement. Est-ce qu’il y avait davantage que l’opportunité de s’accouder au comptoir d’un pub, ou de boire des bières dans un appartement ? J’ai envie de le penser.
J’ai des amis qui sont toujours là, heureusement, et des personnes que je sens proches alors que je ne les ai rencontré que trois fois. Je sens la complicité de gens d’internet, mais si je dois regarder les choses en face je ne crois pas qu’il s’agisse d’amis à proprement parler, juste d’une étrange déformation parasociale.
Il nous manque cette proximité géographique qui permet d’éclater une pizza sur les marches de la BNF, pour le simple plaisir de se salir les doigts ensemble. De discuter de projets qui n’iront nul part, de créer un plan de livre dans un studio enfumés, ou de discuter en terrasse d’un projet de podcast. Rien n’avance vraiment, mais on en parle et c’est stimulant. On est ensemble et c’est le principal non ?
J’ai l’impression que mes plus belles histoires se sont construites sur des projets communs. Des soirées passées à écrire et à jouer, a plaisanter, à s’enflammer. On porte un secret à deux, et l’impression avec que, s’il venait à s’échapper, personne d’autre ne le comprendra.
J’ai du mal, encore, à accepter que certaines de ces étoiles, si brillantes soient-elles, ne furent que de passage.
Si vous lisez cette lettre, écrirez-vous m’en une ?
- Vous remarquerez que c’est vachement dur de trouver un poète qui ne soit pas problématique en fait. J’exclue les poétesses de ce club. Comme quoi le problème c’est toujours les hommes, hein. ↩︎
- Cette remarque s’applique d’ailleurs à toute les relations humaines, je fais une pause pour appeler ma grand-mère et mettre un message à ma mère. ↩︎