Je nous ai porté la poisse, ou j’ai un flair de sage-femme aguerri. C’est normal de vouloir refaire le match.
Nous avions visité la veille tout le Zoo de Branféré, tu avais mal au mollet droit, tu avais un dyspnée et une tachycardie. Je t’ai dit « Tu me ferais pas une phlébite, toi ?
— T’es con, et tu vas nous porter la poisse », tu m’as balayé du revers du membre inférieur.
« Ton mollet droit est quand même un peu plus chaud…
— Laisse mes jambes tranquilles. C’est la fin des vacances dans deux jours. J’ai juste une tendinite à cause de la conduite. »
Quand j’en ai reparlé avec des collègues, elles m’ont dit que j’avais un sens clinique aiguisé. Notre formation inclus de tâter les mollets de toutes les accouchées de France de façon maniaque, après tout.
J’ai entendu tellement d’histoire de tendinites au mollet qui sont des thromboses veineuses des membres inférieurs, et de gens qui consultent trop tard. Comme nous.
Les cordonniers, tout ça.
Le matin, après le petit déjeuner, on avait rediscuté du programme de la journée. « L’Île-aux-Moines, ça a l’air super, c’est un incontournable du Morbihan. » Tu étais fatiguée. Même après un café. Notre deuxième dort entre nous toutes les nuits, sur des matelas d’une qualité discutable elles deviennent un peu longues ces vacances. J’ai hâte de rentrer à Paris et de me reposer. Comme si la rentrée scolaire allait être un moment de détente.
Pendant que tu récupérais sur le canapé, j’ai préparé les affaires de plages, quelques couches, des lingettes, quelques compotes et quelques paquets de gâteaux, trois livres, deux jouets… La météo annonçait de la pluie, mais tu sais comme moi qu’en Bretagne on arrive toujours à profiter de la mer entre deux ondées.
Tu as commencé à descendre les escalier sans moi, j’ai suivi avec la poussette et les affaires. J’ai fermé la porte sur un véritable chaos enfantin : reste de toast sur la table, pétales de rose en papier arrachés à Polly, la licorne décorative, coloriages et livres sur le sol du salon.
Quand je suis arrivé en bas de la résidence, tu t’étais allongée sur l’herbe. Les enfants couraient joyeusement et te montraient des fleurs. Ça va ? je t’ai demandé. Non, pas génial. Je suis plus fatiguée que je ne le pensais. Laisse tomber l’Ïle-aux-Moines, on va remonter et faire une matinée calme, on ira en ville cette après-midi pour occuper les enfants.
Tu n’es jamais arrivée en haut des marches.
J’ai eu peur. Ça n’a duré qu’une ou deux minutes, figées à jamais dans ma mémoire traumatique. Tu as repris connaissance, tu m’as regardé. On fait quoi.
« Tu as fais un malaise avec perte de connaissance, j’appelle le 15.
— Tu crois ? Je me sens mieux. Je crois que j’avais besoin de dormir.
— Le SAMU du Morbihan va vous répondre.
— Bonjour Monsieur, le SAMU à l’appareil.
— Bonjour, je suis à Vannes à l’adresse bidule, j’ai ma femme qui vient de faire un malaise avec perte de connaissance. On est en vacances, elle a mal au mollet et elle est orientée au niveau spatio-temporel et…
— Pas de soucis monsieur, je vous passe le médecin du SAMU. » Je me suis répété, sans être très cohérent. « Une ambulance part vers votre position. »
Je t’ai aidé à ramper quelques marches plus bas pour attendre les secours. Il y avait un léger crachin. Toi, la tête posée sur ta veste, à côté de la poussette. Moi assis sur le perron, on a regardé les enfants cueillir des fleurs pour les déposer près de toi. « Appelle Laura » tu as dit. C’était la bonne idée à avoir.
J’ai mis le haut-parleur, on a raconté la situation. Ce que j’avais vu. Elle nous a parlé comme à des médecins (elle fait ça, Laura) : « Une série myoclonique type grand mal sans prodrome, énurésie ni trauma lingual est assez peu probable » ce qui voulait dire « c’était pas de l’épilepsie parce que ça ressemble pas à ça et que Zoé n’a pas ça dans sa famille » et ensuite on a parlé de la Bretagne et elle nous a dit « c’est une EP ». Ça ressemblait à une embolie pulmonaire avec un malaise cardiaque, y avait 80% des symptômes qui collaient…
Quand les ambulanciers se sont garés dans la cour de l’immeuble, tu avais l’air mal, mais notre discours était plus précis que pendant le premier appel. Les mots clés : soudain, malaise, perte de connaissance, douleur au mollet au repos, dyspnée, tachycardie. Tu as embrassé les enfants, j’ai posé mes lèvres sur ton front en essayant de ne pas pleurer.
J’ai mis le deuxième en poussette, j’ai pris la grande par la main. Pendant que nous descendions vers le centre-ville, la régulatrice du SAMU m’a appelé pour me dire « on pense fort à une EP, j’ai appelé mon collègue des urgences ».
J’ai rappelé Laura. « Les enfants, ça va te tenir, a-t-elle dit ». On fait des boulots vraiment bizarre pour pouvoir affirmer un truc pareil à quelqu’un — elle avait raison. « Je m’en veux. Je lui ai dit que c’était une phlébite. On aurait dû consulter avant. — Tu sais qu’au mois d’Août vous seriez répartis des urgences avec un bilan infectieux négatif et du paracétamol. Et puis ta chérie c’est une soignante. Elle ira pas aux urgences tant qu’on la mettra pas sur un brancard. Va te changer les idées, elle est prise en charge !
S’en est suivi le plus long silence radio de ma vie.
Trois heures. De temps en temps je te lançais un message, un coup dans l’eau pour sonder une mare opaque, tout en essayant de trouver des choses pour occuper les gosses. On s’est retrouvé en plein dans le marché du Mercredi. J’ai acheté du café, on a regardé les commerçants en se frayant un chemin à travers la foule. Ils ont été des anges, autant que des enfants de 4 et 2 ans peuvent accepter de l’être. J’ai trouvé un restaurant qui nous a accueilli avec bienveillance. Des frites, deux verres de grenadine. Je les ai emmené au musée d’Art de Vannes pour passer le temps.
Je n’avais pas de nouvelles, parce que tu passais d’un spécialiste à l’autre. Pas le temps de lire ou de répondre. Un ECG, un scanner, une scintigraphie. J’ai l’impression de passer dans les vraies urgences as-tu dit à l’équipe des urgences. Mais voyons Mme Zoé, c’est vous la vraie urgence.
Trois heures après sa prise en charge initiale, elle était en Unité de Soin Intensif Cardiaque, sous héparine IV, avec une équipe charmante qui a accepté qu’on lui rende visite. « Les enfants en bas âge ne sont normalement pas admis », ils ont fait une exception.
Je mesure totalement la chance que nous ayons bénéficié de cette prise en charge : avoir les bons termes, être blanc (tout bêtement), parler le jargon, pouvoir me repérer dans un hôpital et localiser le service et l’équipe soignante, savoir me comporter… Vous sortez la carte « soignant » et la barrière se baisse légèrement. On ne se connait pas, on est en quelque sorte collègue.
Dans une maladie thrombo-embolique le facteur essentiel est le temps. À chaque minute de plus sans traitement les séquelles peuvent s’empirer. Savoir aiguiller les médecins pour orienter le diagnostic, c’est gagner un temps précieux. Je suis conscient que ça s’appelle un privilège.
Tu étais dans ton lit d’hôpital. Tu étais plus rose avec l’oxygène. Tu étais vivante. J’avais besoin de le sentir physiquement, ta peau chaude, ton souffle. Une preuve tangible. Ton interne en cardiologie nous a expliqué les examens complémentaires et la prise en charge. Elle a conclut par un très rassurant : la période la plus critique, c’est les premières 48h. Mais nous sommes au bon endroit pour vous surveiller.
Je t’ai acheté un peu de ravitaillement au relais H, dont un chargeur de téléphone, et j’ai fait ce que toute personne dépassée par les évènements fait : j’ai appelé à l’aide pour organiser la suite. Au fond du précipice on se rend compte que le plus dur sera d’escalader la paroi. Autant ne pas être seul.
Puis nous avons traversé la ville à pied dans l’autre sens pour rentrer à l’appartement.
Il faut voir le positif dans tout ça, elle aurait pu avoir ce malaise en pleine nuit ou seule un jour avec les enfants ou sur la route. Au moins tu étais là pour aiguiller les secours et appeler sans perdre de temps.
Les soignants ont toujours cette culpabilité de ne pas avoir décelé des choses trop tôt mais tu restes un humain et c’est très dur de soigner les proches. Je pense à ma belle-mère qui avait un angor et dont le frère pourtant cardiologue n’avait rien perçu au téléphone (parce que c’est tellement facile aussi de minimiser ou banaliser des symptômes).
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En effet.
J’ai fait des cauchemars récurrents à ce propos dans les semaines qui ont suivi 😅
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