La scène est dans un hôpital parisien central, de nuit.
C’est mon troisième stage de salle de naissance, celui où je commence à capter des trucs. Je ne peux pas encore parler d’aisance, mais peut-être d’une vague compréhension.
J’ai été me faire couper les cheveux la veille. J’ai abandonné mon style de PCEM1 « long aux omoplates ramené en chignon pour la garde » à « courts et militaires ». Ça me va bien. Les commentaires sociaux sont agréables. Presque envie de revenir en arrière pour dire au Étienne lycéen que : Hair n’était cool qu’à l’époque de mes parents. Que le grunge était branché quand j’étais en maternelle. Que le look métalleux se devait d’être total ou ne pas être.
Le changement est tellement radical que les sage-femme, au début de la garde de nuit, me demande ce que je fais là car elles ne me reconnaissent pas.
Il y a deux accouchées en salle de naissance, je m’occupe des deux, car c’est une compétence de base : palper les utérus, vérifier les saignements et faire des mises au sein. Il n’y a de toute façon pas grand chose d’autre à faire.
Quand elles remontent le tableau est blanc. La sage-femme rouge joue à Farmville sur son profil Facebook. La verte dit : « Je vais dîner. On en profite pendant que c’est calme ? » Je suis le mouvement. Ton rôle d’étudiant sage-femme est de te caler dans un coin de l’office, et de rester à une distance d’équilibriste : parce que « on n’est pas tes copines, Étienne » même si la verte, juste stagiairisée, buvait des verres avec toi en soirée l’année dernière.
Je m’apprête à attaquer mon poisson pané-purée made in APHP — je parle d’une époque où il y avait le budget pour nourrir les étudiants. « C’est pas génial ce qu’il y a… Venez les filles, s’exclame la bleue, on commande ? Étienne, tu veux quoi ? » L’interne et le chef arrivent, l’anesthésiste passe la tête ; par rapport à l’école où l’étudiante sage-femme mangeait dans un office séparé, l’ambiance se réchauffe un peu.
Les sushis arrivent en même temps que les pompiers. Ils amènent une patiente mineure qui a accouchée dans sa chambre sans le dire à ses parents, et qui souhaite être sous X.
« Je m’en occupe, dit la rouge, elle doit avoir l’âge de ma fille la petite ». Moi, je vais regarder le pédiatre accueillir le bébé. Il cligne de ses grands yeux noirs sous la lampe chauffante, remue ses petits bras tonique en miaulant. « Je vous le laisse, hein » dit le médecin en me tapant sur l’épaule. L’auxiliaire de garde trouve quelques fringues dans la réserve, et pendant que j’attaque mes makis, il attaque son lait.
Les médecins remontent dans leur chambre, le ventre plein.
La patiente unique de la nuit aussi.
« Je vais faire du thé, annonce la bleue. » L’hôpital autour de nous s’éteint progressivement. Il ne reste plus que la lueur solitaire d’un office ou d’un poste de soin. Les lumières se tamisent, les sages-femmes s’enfoncent dans leur polaire. Les discussions commencent à devenir plus personnelles.
Le bébé sur ses genoux, la rouge se rappelle que je suis là, et me le passe. La verte me le reprendra un peu après pour lui donner un bib.
« Étienne, si tu répètes ce qu’on dit, on te retrouve et on te châtre, m’annonce la bleue,
— En plus je sais où le trouver en cas de besoin » ricane la verte.
Je ris de bon cœur.
Je voudrais bien tout vous répéter, mais ça fait presque quinze ans et je ne m’en souviens plus.
Des histoires cocasses, de coucheries, d’internes et de mecs volés, cèdent peu à peu place à une torpeur agréable. Le nouveau-né baille dans le bras de la bleue qui me le rend. « On va peut-être se partager la nuit, vue l’heure, non ? » propose-t-elle.
« Un accouchement ! Il me faut une sage-femme ! »
Le crie de l’aide-soignant des urgences nous sort de notre cocon. La rouge est la première sur ses pieds et passe la tête par le seuil. « Oh pu… mince.
— On est là, dit la verte, derrière elle.
— Étienne ! En avant ! » dit la bleue.
Je passe le bébé à l’auxiliaire et j’emboite le pas.
« Vous vouliez une sage-femme ? » dit la rouge en me poussant dans la salle de naissance « Et bien vous en aurez quatre ! »