J’étais à la gazinière, en train de saisir les chipolatas pour le dîner, dans la cuisine de la maison de l’île d’Aix. Dans mon dos, ma chérie, mon beau-frère et sa femme étaient attablés et ils attendaient les saucisses en buvant du Rosé Garcia ; ma fille dormait dans la pièce d’à côté ; le soleil se couchait sur la cour.
Puis le feu a faibli avant de s’éteindre.
Merde.
Euh, les gens, je crois qu’on a un problème de gaz.
Je regarde sous l’évier, je tape sur la bouteille et l’évidence est là : on est à sec.
Heureusement qu’on a une plaque électrique de secours pour finir le dîner.
Le lendemain matin, donc…
Nous étions sur l’île d’Aix, un bout de terre coincé au milieu du pertuis d’Antioche, l’embouchure de l’estuaire de la Charente, qui doit sa marque dans l’histoire de France notamment au passage final de Napoléon et à la proximité du Fort Boyard (désolé de vous avoir mis le générique dans la tête).
Je n’ai jamais totalement porté le poids de l’héritage familial qui nous amène à avoir une maison sur cette île.. Une histoire de brouille entre générations : la solution que mon grand-père trouva à ses mauvaises relations avec son père fut non pas, comme le commun des mortels, de partir à l’autre bout de la France, mais de s’installer sur le même rocher de moins de deux kilomètres carrés.
Mon père, mon oncle, mes cousins ont chacun des affects et des expériences différentes par rapport à la maison dont ma grand-mère a hérité sur l’île. Mon père y voit je pense la marque d’un despote qui obligea tout le monde à déménager loin de tout, mon oncle a épousé la fille des voisins d’en face.
Donc au moment où on a cherché des vacances faciles avec un enfant en bas âge, c’était une évidence d’y passer une semaine : lire, aller à la plage, se balader au bord de la mer et globalement pas grand-chose d’autre.
Le lendemain matin, donc, j’appelle mon cousin, celui qui vit à La Rochelle et qui passe le plus de temps sur l’île. « Ah ouais, c’est vrai que c’est embêtant. Tu as essayé de voir avec maman ? » C’est-à-dire que je me disais… « Oh tu sais, ma mère nous prépare tout quand on vient. Tu devrais l’appeler. »
Je me dis que je vais voir avec mon oncle et « Ah tu vas pouvoir la changer, mais attends, je te passe ma chérie, c’est elle qui gère tout ça. » Il s’avère que tout ça, c’est la maison.
Ma Tante B est Aixoise.
Elle dit elle-même, en riant, « tu sais j’ai connu plusieurs hivers ici, c’est un peu la vie à la dure. Bon normalement, j’avais acheté un ticket à la mairie, en juin [on était en septembre], parce que oui, faut s’y prendre à l’avance. C’est ça de vivre sur une île. Il faut an-ti-ci-per. »
Car en saison, avec l’afflux de touriste, le gaz est rationné sur l’île, et il faut réserver sa bouteille. Tante B m’indique une soupière sur le pétrin, à côté de la maquette de voilier. « Et maintenant, faut aller à la déchetterie, c’est pas loin du cimetière. Tu vois où est le cimetière ? » Oui.
Il faut dire qu’en vacances sur l’île, ado, on s’occupait en lisant et faisant des tours de l’île à vélo. Je la connais par cœur.
Enfin c’est ce que je croyais.
Je fouille donc la réserve pour trouver les outils et je dévisse la bouteille de gaz. C’est : chiant. On la soulève pour la sortir de sous l’évier. C’est : lourd.
« Comment on va faire ? » demande ma chérie en se grattant la tête.
L’île d’Aix est un monde où la voiture n’existe pas.
Mais tout le monde a une remorque pour vélo.
La nôtre trône dans l’espace en longueur qui sépare la cuisine/salle à manger et le salon. Elle est antédiluvienne ; j’ai des souvenirs de l’époque où on allait ramasser du bois mort avec mon grand-père. Il nous mettait dedans avec ma sœur et nous traînait à la forêt qui se trouve à l’autre bout de l’île, puis nous lâchait dans la nature.
C’est une réserve naturelle protégée maintenant.
Mon beau-frère et ma belle-sœur gardent ma fille, et nous commençons notre quête.
Hé ! nous dit la voisine. Vous allez chercher une nouvelle bouteille de gaz ? Vous avez bien un coupon ? Sinon je peux vous dépanner, au pire.
« Oui ! Merci ! »
Nous commençons à traverser le village.
Dépêchez-vous, ça ferme à midi hein, nous lance le louer de vélo.
« Merci de l’information ».
Quelques minutes plus tard, nous passons le pont-levis et nous arrivons sur l’espace dégagé après les remparts. Le vent souffle des nuages blancs et massifs dans un ciel parfait. On aperçoit les marais salants et les lignes de parc à huîtres. Je pousse la remorque pendant que ma chérie marche à mes côtés.
C’est par où la déchetterie ?
« Globalement tout droit, je réponds, mais à un moment il faudra tourner à droite. C’est vers la pointe du parc dans mon souvenir. »
Il y a un peu moins de deux kilomètres, le soleil est haut.
Il fait déjà chaud, même si le vent aide à tolérer, en Charente un coup de soleil est vite arrivé. On croise quelques personnes à pied, une calèche pleine des derniers touristes de la saison, la camionnette du maraîcher qui revient de devant l’église, et des cyclistes. On se fait une remarque en passant la digue qui barre le paysage depuis la tempête Xynthia. Mon oncle fait encore des récits de cette nuit qui a failli couper l’île en deux. Elle est moche cette barrière de pierre qui empêche l’accès à l’Anse du Saillant.
En même temps c’est globalement de la vase, il faudrait être un peu bête pour s’y baigner.
On marche sur le Grand Chemin depuis un moment quand ma chérie est prise d’un doute. On aurait dû tourner à droite, non ? Euh. Non. Sans doute Peut-être ? J’ai l’impression que ma géographie est devenue floue.
J’ai pourtant la carte dans ma chambre à Paris, il y en a une vieille au-dessus de la cheminée, on a des téléphones bon sang. Je comprends qu’il y a 15 ans on ait pu se perdre sur les routes sinueuses de l’île, mais maintenant ! On va prendre la prochaine à droite.
Un ilien nous croise avec sa remorque, son petit fils et une valise dedans. « Vous savez si le bateau est retardé ? » J’en sais rien. « Chié. Vous allez à la déchetterie ? Attention ça ferme dans un quart d’heure. Mais bon. » Il hausse les épaules.
Le premier chemin à droite s’ouvre sur une maison particulière devant laquelle est garé le camion de pompiers. Ça ressemble à un exercice en cas de malaise. Des pompiers, un mannequin, à peine assez de place pour faufiler notre cargaison entre la carrosserie rouge et le petit fossé. Nous arrivons sur un chemin de poussière, on entend les vagues. Ce n’est plus très loin.
La déchetterie est ouverte de 10h à 12h, tous les jours sauf le dimanche en saison, et les mardis, jeudis, et samedis, le reste de l’année. On y est accueilli par des bacs de poubelles, à électro-ménager, et au fond du terrain deux gars qui discutent. L’un est à son bureau, l’autre est à l’extérieur et fume sa clope. « Excusez-moi, j’espère qu’on n’est pas trop en retard. On a besoin d’une nouvelle bouteille de gaz.
— Oh, on n’est pas à 5 minutes près. Vous avez un coupon ? Enfin si vous n’en avez pas on doit pouvoir appeler la mairie pour…
— J’ai un coupon. Tout le monde nous a demandé le long du chemin.
— Faut comprendre. Les touristes arrivent souvent sans, et après on veut bien les dépanner, mais ça fait des histoires… »
Son copain prend la bouteille vide, lui prend mon coupon, puis ils chargent une bouteille neuve. « Bon ben. Bonne journée hein. »
Je retrouve ma chérie à l’entrée. Alors, comment ça s’est passé ?
Je suis un peu déçu. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais…
Au moins on a du gaz. Plus qu’à rentrer pour déjeuner.
Une réflexion sur “La bouteille de gaz (22)”