« Vous allez me juger », dit la patiente, fermée, sur la chaise devant mon bureau, jambes croisées. Elle vient « se rassurer » parce qu’elle a eu des rapports non protégés, avec plusieurs partenaires différents.
« Oh non, vous savez. C’est compliqué de juger les gens, je lui dis, ça demande beaucoup de temps et on n’est pas au tribunal. J’essaye surtout de jauger les risques que vous avez pris pour voir ce qu’on peut faire pour vous aider. » Elle change de jambe, grimace. « Je ne veux pas forcément tous les détails, hein, mais…
J’avais pas prévu qu’on aurait un rapport. Il est juste venu chez moi regarder le foot, boire une ou deux bière et une chose en a entraîné une autre. On n’avait juste pas de capotes.
« Mais vous étiez d’accord ? »
C’est pas ça le problème. J’ai fait une bêtise, non ?
— Vous avez juste pris un risque. C’est comme boire trop, conduire vite ou… »
« Le tribunal » annonce la greffière, et nous nous levons.
Ça faisait 2 ou 3 heures que nous attendions le président et ses assesseurs. Nous, cela désignait la quarantaine de personnes qui avaient été tirées au sort en même temps que moi pour être jurés d’assise. Il faisait particulièrement froid dans le palais de justice de Paris, les fenêtres étaient ouvertes, et on était en décembre.
Les ors de la République nous rappelaient le sérieux de la situation.
Nous allions, peut-être, juger des hommes accusés de viol. Ceux d’entre nous qui seraient tirés au sort.
« Vous allez vous faire récuser tout de suite », m’avait dit une patiente avocate. « Franchement si l’avocat de la défense réfléchit un peu, vous ferez même pas trois mètres », avait ajouté une patiente magistrate.
La greffière-chef nous avait reçu en avance : pour vérifier les coordonnées, les demandes de dispenses et les difficultés potentielles par rapport aux différentes audiences. Le but c’est d’avoir le quorum pour pouvoir tirer au sort. Je découvris donc que je ne ferais peut-être aucun procès, ce qui risquait de rendre chèvre ma chérie qui avait complètement repensé l’organisation familiale pour ces deux semaines qu’allait durer la session d’assise.
À côté de moi, se trouvait Bernard, profession libérale aussi, qui ne savait pas encore qu’il ferait les trois procès. Pour le moment, on se regardait entre compagnons de fortune, à essayer de créer timidement un début de relation humaine.
Le président et ses assesseurs s’installent à leur place, l’avocate générale rejoint son perchoir, et ils commencent à passer en revue les demandes plus ou moins recevables des jurés qui veulent se faire excuser. Puis on nous passe un film sur ce que c’est d’être juré, la procureure nous fait un discours sur les assises, un représentant du Barreau aussi. Puis nous avons l’autorisation de sortir déjeuner avec un rendez-vous à 14h pour le premier procès.
L’accusé arrive dans le box, l’avocat aussi.
La procureure fait des aller-retour entre sa place et les coulisses, la partie civile discute avec son avocate.
Le public des potentiels jurés est nombreux, et, d’un coup « Le tribunal, veuillez vous lever » dit la greffière après la sonnerie.
Le président explique à l’accusé qu’il va tirer au sort les jurés, et c’est parti. Il fait l’appel, place le jeton en bois de la personne présente dans une boite devant lui. Il demande à la procureure s’il faut des jurés supplémentaires, et c’est parti. « Numéro 10, Mme Claire Mentfausse », et Claire, 40 ans, que j’ai inventée, se lève pour rejoindre son siège derrière l’estrade.
C’est la marche du juré. À n’importe quel moment l’avocat de la défense ou le procureur peu dire « récusé » et c’est fini, la personne est exclue du procès et on recommence jusqu’à avoir le nombre.
Le 12 tombe, le 14 aussi.
Je suis le numéro 13, ça ne s’invente pas.
J’ai l’impression que des balles me frôlent.
Je ne sais pas, à ce moment, si je voudrais en être ou pas.
Puis le jury est au complet et je regarde mes collègues prêter leur serment. Rendez-vous dans 3 jours pour la prochaine audience.
Je sors, j’appelle ma chérie, quelques patientes, et j’essaye d’organiser une sorte de journée de cabinet.
« Alors vous avez été récusé ? me demande ma patiente avocate.
— Non, je n’ai même pas été tiré au sort. On recommence jeudi. On verra ».
À l’ouverture du deuxième procès, le public bruissait déjà davantage des discussions.
« Alors, il a été condamné ? C’était comment ? Ça va, c’est pas trop éprouvant ? » Les 9 premiers jurés étaient presque aguerris, et ils partageaient quelques anecdotes ou quelques histoires de leurs trois jours passés.
L’impression qu’ils avaient vécu dans une sorte de bulle.
« C’est fatigant, me dit Bernard, le numéro 21. Mais c’est intéressant ! »
« Le tribunal », annonça la greffière, et nous nous levâmes.
Je suis reparti chez moi, pas Bernard qui m’a lancé un regard résigné en allant vers son siège.
« Toujours pas ? me demande l’avocate. Vous ne serez pas trop déçu, si vous êtes récusé au dernier procès ?
— Les avocats ont une liste avec le nom, l’âge et la profession, tempère la magistrate. Ça serait quelque chose qui implique des enfants… Mais là pour une affaire de viol, je ne suis pas sûr qu’un avocat pense qu’un sage-femme comme juré desservirait son client. »
Le mardi matin, je suis dans une nouvelle salle d’audience, et les contrôles de sécurité commencent à m’être familiers. C’est le jour de la prestation de serment des nouveaux avocats, de l’ouverture d’un des procès Sarkozy, et je dois faire signe à l’un des gendarmes de l’entrée pour passer avant les autres et ne pas arriver en retard.
Il y a deux parties civiles, le procès doit durer 4 jours. L’accusé arrive dans son box, et l’un des gendarmes ouvre ses menottes. Les femmes qui se trouvent en face ne le regardent pas. Bernard, son ordinateur, répond à des mails. « Alors, ça a été ?
— Très différent. J’espère que… »
Le tribunal, la sonnerie, nous nous levons, l’appel, les palets de bois qui claquent au fond de la boite, le président qui fait ses premières interventions et le tirage au sort commence. Claire est récusée au milieu de la salle, en allant vers son siège. D’autres jurés sont appelés, et l’avocat ne laisse passer aucune femme tant qu’il le peut.
« Numéro 13, Le Passeur ».
Je me lève.
Bernard me fait un signe qui doit vouloir dire « chacun son tour », je prends mon manteau d’hiver et mon sac à dos et je me dirige vers le siège que l’on m’indique, un peu pressé.
Je crois que j’ai envie d’y aller. J’ai chamboulé mes derniers jours pour ça.
Quand je m’assieds sur mon fauteuil, je sais que ma patiente avocate avait tort.
« Numéro 21, annonce le président » et Bernard, un peu dépité, vient s’asseoir à côté de moi. Il a un mi-sourire un peu défait. Comme s’il n’était pas surpris.
Il y a encore trois jurés suppléants, puis le tirage au sort est clos et nous nous levons pour prêter serment.
Après la lecture des faits, nous sommes excusés, et nous pénétrons dans les coulisses.
Il y a une grande table, des codes de procédure pénale et des ordinateurs. En quelques minutes je suis passé d’un monde à l’autre. Pour les quatre prochains jours, je deviens un juge.
Le président arrive alors que nous avons déposé nos affaires dans notre salle, défait son col.
« Ça va ? demande-t-il. Ah Bernard, je me disais qu’on ferait pas deux sans trois, hein.
— Ça aurait été dommage, Monsieur le président.
— Pour les autres, vous êtes donc maintenant jurés d’assise, je dois donc vous rappeler quelques règles avant que nous ne reprenions l’audience. »
Et parmi ces règles se trouvent le secret du délibéré.
Je vais donc éviter de parler de l’affaire en détail parce que j’ai fait un serment.
C’est quoi juger quelqu’un, du coup ?
Déjà, c’est prendre des notes, le visage impassible, en essayant de faire abstraction des statistiques sur les viols. Parce que c’était l’histoire d’un mec un peu paumé qui bossait dans la rue, dans un quartier où j’ai traîné toute ma vie, qui a profité de la faiblesse de deux femmes pour les violer. Ma sœur l’a reconnu à la description parce qu’il lui disait « Bonjour jolie dame » tous les matins quand elle le croisait et qu’elle allait bosser.
Il y a des moments où on ressent de la colère, du dégoût ou de la compassion, et il faut essayer d’en faire abstraction.
On nous demande de douter.
Le débat est oral, et à part le président et le procureur, personne, même les assesseurs n’a eu accès au dossier de l’affaire. Donc on répète : la version des victimes, des experts, des policiers qui ont mené l’enquête ; on écoute l’accusé raconter son histoire.
Et je vous rappelle que raconter, c’est trahir.
Il faut faire un deuil : nous ne saurons pas la vérité. Nous ne serons pas là, petites souris, à observer les faits nus derrière un rideau. Au milieu des multiples versions, des spécialistes et des témoins, des stratégies d’avocats, il faut établir sa vérité personnelle.
Pour moi le plus dur, ça a été le délibéré.
Ce moment arrive après 4 jours de discussions en audience, de réactions en coulisse, où on peut se dire des trucs entre nous, discuter avec les magistrats de l’état de la justice en France, poser des questions techniques.
Les assesseurs sont pédagogues, et les discussions autour du café me rappellent les histoires de chasses que s’échangent les sages-femmes quand leur garde est calme.
On trouve sa routine quotidienne, car le Palais de Justice devient une sorte de lieu de travail temporaire, et notre salle de pause, et nos toilettes, sont au milieu des bureaux et des gens qui bossent sur des piles de dossiers.
Le délibéré, c’est le moment où, encadré par 2 gendarmes, nous sommes escortés vers une salle isolée pour discuter enfin de l’affaire, avec interdiction d’en sortir jusqu’à avoir répondu à deux questions : l’accusé est-il coupable, et si oui à quelle peine est-il condamné.
Là, à tour de rôle, chacun dévoile sa vérité, en espérant, je pense que ce sera aussi celle des autres.
On est sorti, la cour a rendu son verdict, et, d’un coup, je suis redevenu un citoyen lambda. Nous sommes sortis dans le froid, dans la nuit parisienne. Le petit groupe s’est dispersé en petit morceaux.
Devant les grilles du palais, deux filles m’ont arrêté. « Vous étiez juré au procès de…
— Je n’ai pas le droit d’en parler.
— On veut juste savoir comment ça s’est fini. On était dans le public. On veut la fin de l’histoire.
— Il a été reconnu coupable.
— Vous pensez qu’il l’est ?
— Je n’ai pas le droit d’en parler » Elle me regarde et comprennent. Bonne soirée à vous.
Je n’en parle pas aux patientes, de cette expérience, si ce n’est pour l’anecdote.
Mais je sais que je ne peux pas être leur juge.
C’est un métier compliqué, vous savez ?
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