La première fois, c’était dans le lit double, à l’étage, chez ma grand-mère. Je ne parle pas de ça, on ne se connaît pas assez, voyons. Il faisait chaud, même pour une fin août, ma fille dormait dans son cododo à côté de moi. Ma chérie s’est tournée vers moi pour me demander des photos d’après l’accouchement.
Ce soir-là, on a commencé le premier album.
Ma chérie me trouve doué pour composer les pages, donc cette tâche m’échoit. Composer les albums de famille est un de nos rituels du soir, quand on n’est pas trop fatigués : trier la quantité impressionnante de photos, les mettre en commun, et ensuite raconter une histoire sur notre vie de famille. J’ai dit que raconter, c’était trahir, mais là on est dans la manipulation pure et simple, décidant parfois de rayer des morceaux et des gens de l’histoire. Il y a un angle éditorial.
Avec la naissance du deuxième, on a pris un peu de retard. Quelques mois. On attaque le mois d’août 2023.
Chacun de nous a plusieurs albums de notre enfance, mais pour moi, ils s’arrêtent tôt.
J’ai surtout des photos de classe, de groupe ; je garde celles d’identité à mes différents âges. On a quelques pochettes avec clichés et pellicules, quelques cd-rom, et même quelques diapositives…
Mon adolescence en photo, c’est la fracture entre la fin des appareils argentiques, des pellicules qu’on amenait au photographe qui avait une boutique près de chez moi, et le début des appareils numériques.
Mes parents prenaient beaucoup des photos de vacances, et j’ai l’impression que les vieilles pierres et les clichés composés avec soin pour éviter tout ce qui pourrait faire réel — d’autres gens, des voitures, des panneaux de signalisation ; la vie normale des villes finalement — ont plus de présence dans les paquets désordonnés que celles de notre famille.
Il y a dû y avoir des photos pour les anniversaires, sans doute. Quelque part à cette époque ont commencé à apparaître nos premiers appareils numériques et elles doivent être sur un disque dur à la cave, une clé USB dans un tiroir, une carte SD perdue.
Puis un jour, j’ai eu l’argent pour m’acheter un boitier Reflex et un objectif.
Très vite je suis en fait passé derrière l’appareil, je n’étais plus sur les photos, mais je pouvais voir celles que je prenais des autres. Facebook demandait des clichés et tout le monde voulait les souvenirs éphémères des soirées du jeudi ou du samedi, pour en parler la semaine suivante. J’ai trainé mon appareil partout : boite de nuit, congrès associatifs…
Je n’avais pas de téléphone assez puissant, à l’époque, pour me permettre de l’utiliser comme remplaçant. Je lisais parfois des magazines et je crevais de jalousie quand un copain sortait son dernier jouet en public, objectif à bague rouge, boitier semi-pro. Mon compte en banque d’étudiant ne me permettait pas ça. La photographie, la belle, c’était onéreux. Ça l’est toujours hein, mais j’ai dans ma poche quelque chose qui rend des points à mon vieux Canon dans la plupart des situations de la vie courante.
Je crois que c’est les vacances au Japon, en 2019, qui ont achevé de me convaincre. J’ai documenté ce mois hors du quotidien sur Instagram, j’ai mitraillé avec les deux appareils, et, très vite, je me retrouvais à prendre avec mon smartphone plus de photos : plus accessibles, plus directes, plus rapides.
C’est plus simple de prendre ce téléphone dans ma poche, d’ouvrir l’appareil d’une double pression et de saisir l’instant. Surtout avec des enfants.
Je crois qu’une des choses qu’on aime dans la parentalité, c’est aussi de laisser une marque, des livres remplis de notre quotidien, de notre fille qui rayonne de bonheur. Une preuve que ces moments ont existé.
T’avais de belles cernes sur cette photo de juillet 2021, comme aujourd’hui, après des heures dans les bras à balader un poupon ronchon. La fatigue s’oublie, les photos restent.
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