Ma première rencontre avec Louise a été la meilleure pour le moment.
Louise, c’est ma coiffeuse.
Elle était en retard, j’ai pris le café qu’elle m’a offert. Elle finissait d’appliquer la couleur sur les cheveux de la cliente précédente. On l’appellera Yvonne. J’ai ouvert un des livres qu’il y avait devant le miroir et j’ai commencé à lire l’histoire d’Haïti. Elle m’a tiré de ma lecture avec une blague sympa, je ne sais plus laquelle, comme un effort pour m’attirer dans leur discussion, me sortir de mon coin.
Elle a souri de toutes ses dents, et m’a demandé, pendant que la couleur d’Yvonne prenait, ce que je voulais comme coupe. On a discuté un moment de mes besoins, de la forme de mon visage, de la vie en ce moment ; de mon travail aussi, forcément. Pendant ce temps-là, Yvonne s’absorbait dans la contemplation d’une chaîne d’info qui passait sur la télé, au fond du salon.
Quand la cliente suivante est arrivée elle l’a installée dans un fauteuil, et Louise m’a demandé si je pouvais lui faire un café. On l’appellera Agathe. Ça va être long, ça vous dérange si je pose le soin d’Agathe avant de m’occuper de vous ? « Non, bien sûr. J’ai le temps » Ça sera pas long.
J’ai sorti mon téléphone pour envoyer un message à ma chérie, puis pour aller sur… D’un coup de lasso verbal, Louise m’a rattrapé en me posant une question. Je ne sais plus laquelle. Yvonne a ri, et essayé de dérider un peu Agathe, j’ai dit un autre truc, la discussion a continué…
Je finis juste la coupe, et je m’occupe de vous. Elle a fait quelques retouches sur la tête d’Yvonne, elles ont rigolé sur le fait que son mari n’y prêterait de toute façon pas attention. Les hommes hétérosexuels semblent incapables de déceler le changement de coiffure des femmes qui les entourent, a dit Agathe. Trois paires d’yeux ont bifurqué vers moi. J’ai plaidé coupable également. Elles ont ri, Yvonne nous a dit au revoir, puis Louise m’a dirigé vers la vasque à cheveux.
Et là, pendant qu’elle commençait le shampoing, elle m’a demandé comment réagissait le professionnel face à un enfant moche, parce qu’elle ne peut pas dire qu’ils sont tous beaux, il y en a des affreux. Un de ses neveux par exemple1. Je me suis senti pris totalement au dépourvu. Ils sont tous beaux dans les yeux de leurs parents. Elle a ri. Parce que vous êtes pédiatre, m’a demandé Agathe. Non, je suis sage-femme, ai-je répondu.
C’est bien ma veine, je suis coincée avec un soin sur les cheveux entre mon angoisse du coiffeur et celle du gynécologue.
Bon lui a dit Louise, on va couper combien ? Elle a commencé à me couper les cheveux, et Agathe a répondu qu’elle voulait le moins possible. Elle a ri, on a ri avec elle. Louise lui a montré des longueurs de plus en plus longues sur ma tête.
J’ai commencé à me détendre.
J’ai du mal avec les coiffeurs2 et en général c’était ma grand-mère qui m’emmenait chez la sienne pendant les vacances scolaires. Pendant très longtemps le blocage concernait le lavage de cheveux. Je me sentais vulnérable, comme l’impression de mettre la tête dans la lunette d’une guillotine. Bon, j’avais 4 ans, hein.
Je suis la preuve vivante qu’avoir des discussions trop tôt et trop détaillées sur la révolution française avec son fils, notamment sur la guillotine, parce qu’il a vu Aladin au cinéma et qu’il demande, naïvement, c’est quoi une mort par décapation, papa, ah mais c’est décapitation, c’est couper la tête, on a fait ça au roi Louis XVI, ah bon Papa, mais pourquoi, pour que les gens aient le droit de vote, en gros ; en fait ça a commencé parce qu’après des récoltes insuffisantes et le financement de campagnes militaires onéreuses, il fallait renflouer les caisses du Royaume, or pour lever un nouvel impôt il fallait convoquer les États généraux, mais le tiers État, ceux qui n’étaient ni nobles, ni membre de l’église n’avait qu’une voix sur trois ; mais Papa, c’est pas juste ; oui et donc ils ont fait la révolution, et comme le roi n’était pas d’accord ils lui ont coupé la tête avec une guillotine3.
Le truc pour poser son cou et dévoiler sa gorge pour que les cheveux pendent dans l’eau et qu’on les lave — le rebord arrondi du lave tête, du bac à shampoing, de la vasque à cheveux — me faisait donc furieusement penser à une lunette de guillotine, et j’ai mis beaucoup du temps à me sentir en sécurité.
Je pense que l’adolescence a parachevé de me rendre réfractaire au coiffeur. Je ne savais pas trop quoi faire de mes cheveux, et j’ai fini par les faire pousser jusqu’aux omoplates. C’est fou les efforts que l’on peut déployer pour devenir un mage. J’ai découvert plus tard qu’il fallait aller jusqu’à trente ans4 pour ça. Ça m’a quelque peu découragé. J’ai fini par sauter le pas en école de sage-femme, en coupant un peu, beaucoup, puis tout parce que j’en avais marre de les avoir devant les yeux en posant les perfusions.
Quand j’ai vécu seul, après mes études, j’allais dans une enseigne pas chère : pas de blabla, des professionnels qui travaillent sans rendez-vous quand un client se pointe. C’était ça ou le coiffeur pakistanais à côté qui n’utilisait que la tondeuse et qui demandait qu’on lui montre le numéro de la coupe désirée sur la frise au dessus du miroir. 10€ moins cher, mais je n’étais clairement pas le public cible.
C’était au reste totalement suffisant : mes cheveux repoussaient à intervalles réguliers et tous les deux mois et demi j’allais leur rendre un aspect professionnel.
Clairement, c’est Marie qui m’a sorti de cette idée de coiffure utilitaire. Quelques années plus tard, mon cabinet commençait à fonctionner, et ma comptable m’avait fait penser qu’on pouvait faire passer à peu près n’importe quoi en charge5. Pas loin du cabinet j’avais repéré un salon à l’air sympa. Les fauteuils massant pour le shampoing étaient un argument de poids. Peut-être que, de temps en temps, se faire chouchouter un peu ça n’est pas si mal. J’ai croisé Marie la deuxième fois, avec sa gouaille, ses blagues assumées sur la possibilité de me faire une coupe mulet — je crois qu’elle était un peu sérieuse —, et le fait que j’ai traumatisé son collègue6. Bref, ça me faisait plaisir de bosser avec elle.
Puis ma coiffeuse est partie dans un autre salon, pour un meilleur salaire.
J’ai dû aller chez le coiffeur rapidement. J’avais laissé trainer. J’étais bien retourné au salon près du cabinet, mais sans Marie il me manquait quelque chose. C’est intime les cheveux, m’a dit Louise, à ce moment-là de mon dialogue interne. Je l’ai regardée dans la glace, pendant qu’elle branchait la tondeuse. Vous et moi, nous touchons l’intimité des gens.
J’ai dû aller chez le coiffeur rapidement, et j’ai trouvé l’adresse de Louise dans mon quartier, et elle avait de la place le lendemain après-midi, après la matinée de cabinet. Je suis passé devant le salon pour le repérer, je suis allé déjeuner, puis je suis arrivé à l’heure. Elle était en retard, j’ai pris un café.
Bon. À nous, a dit Louise à Agathe. On coupe combien.
Agathe a montré entre ses doigts une longueur minuscule. Je veux juste couper les pointes.
Venez vous mettre debout devant le miroir. Louise a déroulé les longs, très longs cheveux d’Agathe, jusqu’à ses hanches. Je coupe une toute petite pointe, je prends une photo, je vous montre, et vous me dites. C’est déjà trop, ça. C’est même pas deux centimètres. On essaye trois ? C’est trois, ça ? Oui. Monsieur vous confirmez ? Oui, ça fait bien trois centimètres entre mes doigts.
Comment vous pouvez en être sûr, m’a demandé Agathe.
Et bien7…
Ah.
Bon, moi faut que je file, ma chérie m’attend à la maison avec ma fille. À bientôt Louise.
Bonne chance Agathe.
- J’ai vu la photo. J’ai fait un effort pour rester stoïque. ↩︎
- Et avec les dentistes. C’est ce que je dis au patientes qui sont mal à l’aise dans ma salle d’attente, moi aussi j’appréhende. ↩︎
- Confer le schéma de la guillotine, fait par mon père, dans ma tête de petit garçon. Si votre père ne vous a jamais dessiné des guillotines sur un coin de table après le dîner, vous avez sans doute moins de traumatismes d’enfance que moi. ↩︎
- Vous venez de trébucher sur une référence au Disque Monde. Désolé. ↩︎
- La coiffure n’est en fait pas une partie de la tenue professionnelle, et il n’y a pas de « frais de représentation », hélas. Je pense que beaucoup de collègues seraient contentes de faire passer leur entretien capillaire mensuel dans les charges du cabinet. ↩︎
- Il m’avait coupé l’oreille d’un coup de ciseau maladroit, ça avait pissé le sang, j’avais dirigé les soins avec un calme absolu. Je ne dirais pas que je m’y connais en hémorragie, mais j’étais vraiment fier de moi. Il aurait été atterré par l’expérience, et devant la menace de ma chérie de venir lui « couper d’autres choses » il aurait décidé de changer de salon, ou de partir en Patagonie, ou de disparaître grâce à un réseau d’exfiltration pour témoins protégés de la CIA. ↩︎
- C’est pas que c’est mon métier de mesurer des trucs avec mes doigts, mais un peu, quand même. ↩︎
Jolie tranche de vie (mais je n’arrive pas à accéder à ces notes de bas de page…) ! Un bon coiffeur c’est important (:
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Ah je pense que la version application ne les prend en effet pas en charge.
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Dommage ! Je regarderai depuis un ordi alors
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