Elle est dans la salle d’attente, penchée en avant, la tête dans les mains, le manteau tombé au milieu du dos. Son chéri a frappé à la porte et je me suis préparé à leur passer un mini-savon — c’est le geste que je ne supporte pas, jamais ; je me retiens au dernier moment. Je ne suis pas médecin, mes patientes sont en bonne santé, mais je sais voir quand quelqu’un ne va pas bien.
C’est la première grossesse, et ma chérie n’arrive à rien avaler.
Je ne vomis pas, mais même l’eau c’est impossible à avaler.
Heureusement qu’elle ne travaille pas, parce que se lever est presque impossible.
J’ai l’impression d’avoir même perdu du poids.
Je lui demande de se peser, entre deux crachats d’hypersialorrhée qu’elle met dans une bouteille. Vu le résultat, je crois que je vais vous faire une ordonnance de bilan pour la prochaine fois, mais ce soir vous allez aux urgences. Vous avez une maternité de référence ?
Oh non, donnez-nous juste quelque chose pour les nausées et…
« Je ne plaisante pas. Vous ne mangez pas, vous êtes très fatiguée et vous avez perdu 10 % de votre poids habituel. On appelle ça une altération de l’état général, et on n’aime pas ça. Vous vous sentez de rentrer chez vous comme ça ?
— Non.
— Vous voyez ? »
Il y a des fois, comme ça, où c’est facile de décider.
Par exemple celle qui arrive un peu en retard à sa préparation à la naissance, en s’excusant. La nuit a été vraiment dure, j’ai eu des frissons et le paracétamol m’a pas permis de dormir tant que ça. Elle me dit qu’elle a vu son médecin généraliste parce qu’elle avait un peu de fièvre et des courbatures la semaine dernière, et elle lui a parlé d’une grippe.
Son ventre est chaud et elle a de la température, le rythme fœtal est tachycarde… Je vous avais dit que c’était facile, non ?
Elle m’a envoyé un message le lendemain pour me dire qu’elle avait accouché dans la nuit, et me remercier de l’avoir convaincue d’aller faire un contrôle.
***
Amélie est venue au cabinet.
On se connaît depuis quoi ? 6 ans ? Une visite à domicile pour sa première fille qui était légèrement prématurée. On avait travaillé sur l’allaitement, sur la prise de poids ; on avait plus tard travaillé sur son périnée ; on s’était revu en suivi gynécologique, jusqu’à cette nouvelle grossesse, cette année. Rien de plus à en raconter, si ce n’est des histoires classiques de parents, de femme enceinte et de relation de soin créée depuis longtemps.
Amélie est une de mes premières patientes, et en entrant dans mon bureau elle s’est installée dans le fauteuil et a déployé ses affaires autour d’elle.
Qu’est-ce qui vous amène ? — J’ai des saignements depuis deux semaines. — Qu’est-ce qui s’est passé ? et elle sait que je ne parle pas de son motif de consultation, mais de son fils.
Nous nous étions vus un samedi matin pour sa consultation, à 31 SA, et le lundi j’avais un message sur mon téléphone pro pour me dire qu’elle avait accouché en urgence le dimanche sur un tableau infectieux. Son fils était en réanimation et allait plutôt bien pour un prématuré qui n’avait pas eu ses corticoïdes.
Ce lundi-là, j’avais passé en revue tous les détails, ceux qui s’estompaient dans ma mémoire, et ceux qui était noté dans la consultation. On ne refait pas le match quand il est joué, c’est la règle, mais j’ai eu beau chercher, je n’ai pas eu l’impression d’avoir loupé un truc.
Donc quand cette autre patient m’a parlé de ses contractions et de ses pertes liquides de la nuit d’avant…
Est-ce que c’est grave ? demandent-ils. Je n’ai pas de réponse. Je suis limité par ce que je peux faire au cabinet, et je me retrouve dans cette posture que je n’aime pas : les rassurer un peu, les inquiéter un peu. Assez pour qu’ils soient très motivés à aller consulter, mais je ne veux pas non plus les affoler pour rien.
Ce couple-là va aller aux urgences maternités pour faire un contrôle, avec un courrier et des transmissions orales.
Je n’aime pas voir cette peur sur leurs visages quand ils partent, et je trébuche sur les mots pour leur dire au revoir. Je sais que c’est bon signe, que j’ai bien fait mon travail, mais je n’aime pas ça.
Parfois c’est franc, parfois ça nous échappe.
Si j’ai une raison d’envoyer une patiente faire un contrôle aux urgences, juste une seule, je n’hésiterai pas.
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