Léo Henry s’est planté dans sa dédicace, un peu.
J’ai fait un détour un soir, à la Dimension Fantastique, après ma journée de cabinet, pour qu’il me dédicace Yama Loca Terminus, édition originale, qui traîne dans ma bibliothèque depuis que mon libraire me l’a vendu en 2008. Il était là pour la parution d’Héctor.
On a parlé, comme le font les auteurs avec leurs lecteurs, de ses livres, de quelques autres sujets. De lui, de moi. Il était à l’aise et il plaisantait avec Laurent Kloetzer, et je me suis dit que j’aurais dû amener Tadjélé avec moi. J’étais pressé. C’était un détour, après tout, mais j’aurais aimé m’installer à leur table et discuter avec eux un moment.
Il m’a écrit que son livre était fait « pour faire causer : des livres, de la politique, des secrets, de la liberté et de la responsabilité. »
Depuis sa première page, j’ai pensé à l’Argentine, à la mémoire et à l’histoire des années 70. J’ai pensé à ma mère, ancienne gauchiste, quand je lui dis parfois à table qu’on subit des violences policières, et qu’elle s’emporte. Elle a ce refrain des gens qui ont beaucoup vécu avant les années 2000, qui nous disent qu’on ne connaît pas le monde d’avant, et qu’on ne se rend pas compte de ce qu’est la violence politique.
Nous sommes en 2016, et je regarde avec ma mère Le Bouton de nacre. Patricio Guzmàn essaye d’y réunir l’histoire du Chili, son pays, et ses contradictions, l’héritage du massacre des autochtones et de la dictature chilienne, notamment des vols de la mort qui offrait à des opposants sédatés ou morts sous la torture un dernier plongeon dans le Pacifique depuis un hélicoptère Puma.
Les détails m’étaient tus.
Je savais que l’amie d’enfance de ma sœur, Maeva, était en France parce que sa mère avait fui le Chili dans les années 70 après l’instauration de la dictature. Il y avait toujours dans sa maison quelque chose sur le feu, des images religieuses et le mal du pays des personnes qui se sont contraintes à l’exil. J’avais un peu oublié. C’est étrange la mémoire.
Le film Santiago 73 Post-mortem de Larrain, le Colonia de Gallenberger, un couplet de Renaud, sont des traces de cette terreur politique organisée qui se retrouvent dans ma mémoire.
Quand ma mère pense à des violences policières, elle puise dans sa référence d’ancienne militante trotskyste, la jeune femme qui a entendu des camarades disparaître outre-Atlantique pendant sa jeunesse.
Héctor – Léo Henri

Le premier chapitre m’a fait sortir mon téléphone et, effaré, j’ai compris mon inculture concernant l’Argentine.
De ce pays, je connaissais un ou deux films, des auteurs − Bioy Casares que j’ai trouvé quand je cherchais des nouvelles choses à lire, Borges qui m’a trouvé, emporté, donné le vertige ; bien sûr il y avait le vin et les empanadas des restaurants à la mode dans mon quartier.
Mes cours d’histoire de terminale étaient passés assez rapidement sur le cône sud des Amérique et leurs dictatures militaires.
Héctor est un objet littéraire. Mi-roman, mi-reportage partial et personnel de l’auteur à Buenos Aires, sur ses explorations de la ville et sa recherche des lieux de mémoire, de détention et de torture du Processus de réorganisation nationale après le coup d’état militaire de Videla en 1976.
On suit les circonvolutions de l’auteur autour de la disparition d’Héctor Germàn Oesterheld, scénariste de bande dessinée Argentine qui travailla avec Pratt, disparu en 1977. Henri le confronte à son héros le plus connu, l’Éternaute, à Borges aussi et à son militantisme politique (et celui de ses 4 filles), et à la mémoire des desaparecidos, les dés-apparus de la dictature d’extrême droite catholique qui a secoué le pays de 1976 à 1983. Âpres est la tache de celui qui tente de narrer ce qui n’a été que le récit de survivants, et les aveux couverts que leurs « victimaires » ont renâclé à offrir aux tribunaux, plusieurs décennies plus tard.
Henry tente d’offrir une plongée dans l’esprit d’une ville où les voisins sont des traitres, où le langage n’a plus le même sens, pavé d’euphémismes. Tout d’un coup le poème d’Ángela Urondo Raboy, Caer no es Caer, cité tout au long d’un chapitre, comme une chanson qui passe à la radio, devient un reflet dur du quotidien.
Dar no es Dar.
Caer no es caer.
[…]
Capucha no es capucha.
Submarino no es submarino.
[…]
Volar no es volar.
Dormir no es dormir.
[…]
Desaparecer no es desaparecer.
Donner n’est pas donner.
Extraits de Caer no es Caer,
Tomber n’est pas donner.
[…]
Une capuche n’est pas une capuche.
Un sous-marin n’est pas un sous-marin.
[…]
Voler n’est pas voler.
Dormir n’est pas dormir.
[…]
Disparaître n’est pas disparaître.
Ángela Urondo Raboy
Moitié fiction, moitié notes, moitiés mise en contexte. Héctor m’a fait écouter du Gilda en me rasant, ma fille dansant en couche dans la salle de bain derrière moi. La cumbia m’a accompagné dans les transports, pour essayer de saisir Buenos Aires, pour essayer de rendre moins lourde l’horreur de certains passages.
En 200 pages, Léo Henry m’a offert un aller simple en Amérique latine.
J’ai eu l’impression de rejoindre la dernière conversation du livre, à boire des Quilmes réchauffées par l’été austral au coin d’une avenue et de l’écouter avec ses amis et ses rencontres parler de bouquins, de bédés, de secrets cachés sous les travaux d’urbanismes et d’un pays qui s’est construit dans la violence et les ambiguïtés politiques.
Il m’a rappelé que, moi aussi, adolescent, j’étais un peu amoureux de Pandora dans La Ballade de la Mer Salée.
Peut-être que sa dédicace n’était pas totalement fausse, en fait.