Il faut imaginer un service-couloir pas loin des urgences obstétricales. On pourrait appeler ça un « pré-travail » ou une « hospitalisation courte durée ». Ma compagne est sur son lit, enceinte jusqu’au dent avec une appareil à tension branché. « T’as gonflé » lui a dit sa collègue au monitoring « je pense que je te garde en surveillance.
− Tu trouves que j’ai gonflé ? demande-t-elle.
− Non je dis » démontrant que l’amour et le quotidien émousse le sens clinique.
Nous voilà donc parti pour une surveillance clinique : un monitoring matin et soir, où le cœur de ma fille est parfait (je ne dis pas ça parce que c’est mon bébé, j’ai des critères stricts d’interprétation sur lesquels m’appuyer − ceci est une blague de sage-femme), trois cycles tensionnels plus que corrects, et un pot à remplir d’urine dans la salle de bain.
Le lit est couvert de magazine à la con que j’ai été acheter au Relais H, on est sortis déjeuner dans la partie verdoyante de l’hôpital histoire de profiter du beau temps. Aucun médecin, aucun avis à l’horizon.
Le temps est suspendu à une chaude journée de juin. Je ne sais pas que c’est ma dernière journée de nulliparent. Ma chérie rit quand je la prends en photo à côté des roses.
C’est marrant parce que je connais par cœur les soignants qui passent nous voir de temps en temps : ce sont ses collègues, ses amis, des gens qui m’ont encadré en stage quand j’étais étudiant. J’ai cette impression bizarre d’être dans un déjeuner dominical qui durerait trop longtemps. On est en quelque sorte en famille, quand l’infirmière ou une sage-femme passe on discute de tout et de rien.
On a allumé la télévision et on se rend compte, avant de l’éteindre vingt minutes plus tard, qu’on ne regarde jamais les chaînes classiques en direct.
Je bute pour la cinquième fois sur les mots fléchés − des souvenirs de quotidiens gratuits sur les bancs de la fac − quand la sage-femme qui a hospitalisé ma compagne entre. « Alors, ils ont dit quoi ? On déclenche ?
− On ne sait pas, personne n’est passé. » Elle se renfrogne et remonte ses lunettes. J’admire cette femme suffisamment pour lui confier la vie de mon enfant à naître. Elle m’a formé, modelé. Je connais par cœur ce visage et ses expressions faciales qui montrent l’approbation ou le mécontentement pour l’avoir scruté en garde.
« On va voir si je peux l’attraper à la sortie du staff chirurgical. C’est pas parce que tu fais parti de l’équipe qu’il faut avoir peur. » Lui, c’est le chef de pôle. On l’attend. J’épluche un magazine people à la recherche de potins croustillants, mais je ne connais pas la moitié des visages qui couvrent le papier glacé.
Quand il arrive, je ne peux pas m’empêcher de revoir mes après-midi d’échographie à ses côtés et ses blagues qui bousculaient un peu l’étudiant sage-femme que j’étais. Une décennie plus tard il est juste un peu plus gris, mais son sourire rassurant reste le même. « Bon, on a fait un point sur la situation, et on m’a raconté. Vous en pensez quoi ? Il faut voir ton col, mais c’est clair que t’es sur la pente de la prééclampsie. À 40 semaines passées on ne gagne plus grand-chose à attendre. Bon je note : discussion avec le couple, explication sur la balance bénéfice-risque. Déclenchement demain proposé et accepté, méthode selon conditions locales.
− Et voilà, dit la sage-femme. Comme ça, c’est réglé. C’est bon pour vous ? »
Nous hésitons.
« En fait, dis-je, est-ce qu’une permission est négociable pour qu’on dorme chez nous cette nuit ? Si jamais on est inquiet on revient vite. »
Il réfléchit une seconde, puis il sourit.
Photo de Garrett Sears sur Unsplash