« Donc on va faire un boogy drop. Ça fait boo-gy-drop, boo-gy-drop. Descendez bien en fente. Et attention à vos bras, on est là pour danser.» Je sens mes cuisses qui tirent sur la figure. Après quelques essais c’est facile, s’il ne s’agit que de regarder ses pieds.
Je lève les yeux vers le miroir au fond de la salle. Il y a de l’autre côté comme une sorte de monde alternatif, une deuxième pièce, aussi grande que la première, où des gens dansent sur du jazz rapide avec plus ou moins d’aisance.
Et il y a moi. Mon corps que je n’aime pas. Ma façon de bouger que je trouve disgracieuse.
Je n’aime pas les miroirs. Chez moi on en trouve un dans la salle de bain, et c’est tout. En arrivant dans le nouvel appartement, on a découvert que les anciens locataires nous avaient laissé deux immenses glaces sur les portes de la penderie, dans la chambre. Une de nos premières modifications a été de les retirer.
Je laisserai la raison qui les poussaient à avoir ça face à leur lit à votre imagination.
Je répète l’exercice. Facile. Je regarde l’exercice, et je me rends un sourire gêné. Être vu ne m’a jamais vraiment dérangé en danse. J’ai fait des spectacles et même un peu de compétition. Me scruter par contre… J’ai cette bouée de graisse autour de la taille, une chemise et un pantalon trop larges typique des gens en surpoids. Je comprends pourquoi ma sœur, danseuse aguerrie, s’est obsédée si longtemps pour son apparence, pourquoi ma comptable − une prof de danse classique − mange si peu dans nos déjeuners professionnels.
Je ressemble surtout à un pantin un peu gauche. Mes bras ne m’obéissent pas. Quatre ans de danse sociale pour ça.
La différence que me frappe, c’est cette dualité feels good, looks good. Pour l’instant ma priorité avait toujours été d’être confortable, de rendre la danse agréable. Je devais m’économiser pour tenir jusqu’au bout de la soirée (à une époque où il y avait des soirées, et où je pouvais aller en soirée).
Je me sens bien dans ce mouvement, mais si je danse seul pour les autres, ça ne suffit pas. Je dois réussir à transmettre quelque chose, je dois montrer le mouvement. Ça fait mal, un peu. Ça tire plus. Ça rend le mouvement inconfortable. Ça travaille. Mes courbatures me le rappelleront demain.
C’est un travail que je fais tous le jours avec les patientes en rééducation : connecter le cerveau au corps, maitriser le mouvement. « C’est difficile », me disent-elles, et sans hésiter, calmement, je leur « Oh oui ».
Mais comme disent les américains, you don’t have to be great to start, but you need to start to become great.
Pour l’instant, dans le miroir, il y a surtout mon sourire crispé.