Dans ma tête les mots n’ont pas de sens. Je n’arrive plus à réunir un flux de pensée cohérent. L’écriture, là, en direct, est peut-être la seule chose qui permet de vraiment exprimer mes sensations. J’ai froid, j’ai faim. Pas faim, mais cette gueule de bois du manque de sommeil, cette nausée étrange qui m’étreignait dans le train, installé avec un magazine pour ne pas m’endormir, quand je rentrais de garde de nuit.
J’ai le souvenir de paysage du Val d’Oise défilant par la fenêtre d’un train de banlieue pendant que l’article sur Lampedusa, et les chaussures jetées par la marée sur la plage de rocaille, me faisait couler une larme sur la joue. Le soleil de février est froid, il est beau. La femme de SOS Médecin étreint une jeune mère en photo page 4. J’ai des souvenirs de garde qui remontent.
Une femme me réveille en arrivant à Gare du Nord parce que je me suis endormi quelque part sur mon trajet.
« Je sors de garde, je suis sage-femme. Je crois que je suis un peu fatigué. »
Au creux de la nuit ma chérie me pousse avec son coude. Moitié doucement, moitié fermement. « Je la tiens depuis 3h30, mais là j’ai besoin d’aide. » On a déjà essayé cette stratégie il y a une semaine, de la faire patienter plus, en vain. J’ai envie de lui dire, mais ça ne servira à rien.
« Tu mets ton désinfectant dans la cupule de gauche et ta xylocaïne dans celle de droite. Toujours.
− Mais pourquoi ? demande l’interne d’anesthésie dans le dos de la dame.
− Parce qu’à quatre heures du matin, quand tu seras fatigué, tu feras comme d’habitude et donc tu ne feras pas d’erreur. » Pendant ce temps la contraction monte et je sens les ongles de la parturiente s’enfoncer dans mes épaules d’étudiant sage-femme.
Je me suis réveillé en sursaut en entendant un hurlement. 2h, un genre de cri venant du berceau. J’ai basculé assis sur le lit, à chercher mes sabots comme à la grande époque. Et ensuite plus rien. Une fausse alerte. Je me rendors d’un œil. Peut-être que le biberon nocturne n’est pas loin, dans dix minutes ou dans deux heures.
Je suis heureux que le café existe. Je ne me voyais pas commencer ma journée sans avoir ma dose de drogue dans le sang. Aller jusqu’au métro est un peu plus facile que je ne l’aurai pensé. Le vent frais du mois d’octobre dégonfle mes yeux cernés. J’ai toujours une pensée pour ma compagne quand je rentre le métro − je nage dans mon privilège masculin.
Je rassure ma patiente qui vient pour une pose de DIU. Mes paroles sont presque cohérentes, au prix d’un effort surhumain. Mes gestes, répétés des centaines de fois, restent précis.
« Je fais ça tellement souvent que mon cerveau n’a presque plus besoin d’intervenir. Mais… »
Dans ses yeux de jeune maman, je perçois une compréhension qui dépasse tout ce que j’ai connu dans mes relations de soin. On en rigole.
On a pleuré un peu ce matin, après deux heures de portage nocturne. « On n’a pas le droit de se plaindre, me dit-elle. Par rapport à d’autre, elle est tellement facile.
− Bien sûr que si on a le droit de se plaindre. On a même besoin de se plaindre. Va regarder sur Twitter. »
À ceux qui nous tolèrent actuellement, à ceux qui nous montrent le chemin aussi, merci.
Photo by Marcin Jozwiak on Unsplash
Je ne suis pas sage-femme, mais j’ai (sur)vécu des semaines hospitalisée en grossesse patho grâce à de belles personnes comme vous, fatiguées, jeunes parents pour certaines, épuisées, sans moyens ni matériel, et pourtant si rayonnantes, toujours disponibles, toujours un mot pour rire ou faire sourire… je me souviendrai toute ma vie de cette sage-femme, restée après la fin de sa garde de nuit, pour me tenir la main après mon réveil de césarienne. Mon petit était déjà monté en réa, je ne l’avais encore jamais vu, j’étais seule avec mon ventre recousu, mais elle était là. Je n’ai pas pu aller défiler avec les sage-femmes de France, mais j’étais de tout coeur avec vous, merci d’exister… merci de prendre le métro un matin d’octobre, perfusé au café, pour sauver des femmes et leurs enfants, tous les jours.
Bon du coup j’ai les yeux humides, doit y avoir quelqu’un qui coupe des oignons sous le lit. Damned.
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