Quand je suis sorti de l’école de sage-femme en 2012, c’était totalement évident pour moi d’aller travailler en salle de naissance.
Sur mes trente co-détenues collègues de promo, une seule s’est lancée dans une activité libérale dès le diplôme, et, vu son caractère, ce ne fut une surprise pour personne.
Je l’ai appris quelques années après, mais 2012 reste pour l’instant la pire année de diplôme toute profession confondue dans la décennie 2010. Quatre ans plus tôt on nous avait vendu un emploi garanti, que les cadres nous recruteraient facilement. Une sage-femme au chômage, ça n’existait pas.
Mais la crise des subprimes de 2008 était passée par là, et les budgets alloués au personnel s’étaient amaigris.
En vrai il s’agissait d’un problème plus global, notamment lié à la loi HPST de 2009, sa Tarification à l’Acte, ses problématiques de financement de l’hôpital comme une entreprise, elles-mêmes héritées de la loi organique de finance publique de 2001. Mais si je commence à entrer dans la technique je perds tout l’intérêt de cet article.
J’ai envoyé des CV. Il y en avait 30 avec le mien sur le bureau de la cadre. J’ai eu mon premier boulot par chance, mon deuxième contrat par cooptation et mon troisième par travail de réseau.
Ensuite j’ai trouvé du travail parce que la sage-femme expérimentée, celle qui passait par dessus les jeunes diplômées en galère, c’était moi.
Entre temps j’ai touché plus ou moins le chômage, en essayant d’expliquer à ma conseillère Pôle Emploi que j’avais déjà postulé à son unique annonce, et que j’allais me débrouiller tout seul.
En 2016, après 4 ans de précarité, je me suis installé à mon compte. Le seul indicateur qui comptait vraiment pour moi − mes patientes − est devenue l’unique boussole de ma pratique.
Le fait de payer mon loyer aussi, hein, on va pas se mentir.
La semaine dernière Il y a deux semaines (parce que les enfants en bas âge font disparaître le temps), j’ai vu passer le communiqué de l’ordre sur la pénurie de sages-femmes et j’ai ri très jaune. Pour résumer : « oh là là, les sages-femmes sont précaires, on est mal payé et pas reconnues, les cadences de travail sont horribles, du coup surprise personne veut bosser à l’hôpital ».
Sauf que ces problèmes, ça fait presque 10 ans qu’on les évoquent.
Et donc, après tout ce temps, ça m’a donné envie d’écrire sur ce sujet : pourquoi j’ai quitté l’hôpital.
J’ai longtemps été en colère contre tout le monde et contre moi-même.
Autant j’ai écris sur un blog, perdu dans les méandres des archives du net, un article qui s’appelait « Comment j’ai quitté l’hôpital », et dont la seule trace existante doit être un vague résumé dans cet article, autant je n’ai jamais vraiment écrit le « Pourquoi ».
Je me revois dans le bureau de la cadre, à la fin de mon dernier contrat dans une mater en lointaine banlieue, à faire le point sur la suite de ma carrière. Pour la première fois depuis mon diplôme je me sentais accompli ? Mes rapports avec l’équipe était bons, les aides-soignantes laissaient les questionnaires de sorties, ceux vantant mes qualités, bien en évidence sur le bureau de l’encadrement ; la chef de service avait même commencé à négocier avec la direction de soin une création de poste. Peut-être qu’en ajoutant de l’activité, en libérant un créneau de consultation il y avait une possibilité de rentabiliser un salaire en plus, une sage-femme de plus.
La direction avait les mains liés par le budget.
Si je pouvais attendre 6 ou 8 mois pour les arranger…
À l’époque j’avais une forme de haine sourde envers les administratifs, avec l’impression fausse qu’ils arrivaient dans leur bureau tous les matins après une bonne nuit de sommeil, prenaient un café, et se laissaient aller à des discussions sur le dernier épisode de Game of Thrones, pendant que nous autres, les vrais soignants, on trimait à la mine pour extraire des PMSI et faire tourner l’hôpital.
La tête dans le guidon, je me trompais de colère.
J’aurais beaucoup aimé rester.
Surtout que comparé à mon contrat d’avant j’avais moins l’impression d’être un petit rouage dans l’énorme machine du niveau 3 où j’étais passé avant.
J’ai des étudiantes sages-femmes qui sont passées ces 5 dernières années au cabinet en me disant « l’hôpital est une usine, c’est horrible, je n’irai jamais bosser là-bas », mais je ne suis pas d’accord.
Autant j’ai travaillé dans une maternité de niveau 2 qui était clairement une usine à bébé, avec tout ce qu’on peut en attendre comme uniformisation, autant celle de niveau 3 me laissait bosser comme je voulais dans leur vaste équipe.
Même si on a une autonomie étrangement plus importante, quand on est une sage-femme sur les six de l’équipe de garde, on est aussi perdue au milieu d’un organigramme gigantesque de professionnels et de services. On n’est aussi qu’une des 82 lignes de garde qu’il y a sur le planning du mois.
Être un rouage, ça signifie donc être une variable d’ajustement. Parfois, peu importe vraiment vos compétences et ce que vos collègues ou vos patientes pensent de vous : 80 lignes ou 82 lignes de garde c’est presque pareil quand il faut équilibrer un budget de fin d’année. Et dans 3 mois, quand la cadre aura négocié les 2 lignes supplémentaires pour gérer les arrêts divers, il y aura déjà une quarantaine de CV sur son bureau : des sages-femmes précaires entre deux contrats qui candidatent spontanément en espérant obtenir un CDD et repousser la fin de leurs Allocation Retour Emploi.
Je crois qu’il n’y a que trois contrats où j’ai été véritablement « remercié », dont un qui est devenu une blague privée avec celles qui connaissent les détails de l’histoire, et la façon dont la maternité impliquée a fini par fermer.
Les deux autres étaient des usines.
Elles l’étaient il y a 7 ans.
Je n’ai plus vraiment de contact avec ces équipes, et les rares personnes que j’y connaissais on fini par en partir. « Quand les anciennes partent en libérales alors qu’elles se sentaient bien quelque part, c’est qu’il y a anguille sous roche » m’avait dit une très sage amie.
Il convient de lui donner raison sur un point : l’espérance de vie professionnelles des sages-femmes hospitalières semble diminuer.
Attention car c’est un sentiment que j’ai en regardant les groupes qui parlent de plus en plus de reconversion, les départs en libéral des gens que je connais et en faisant un parallèle avec ce que je trouve comme statistique sur l’espérance de vie professionnelle des infirmières. Les dernières statistiques parle de l’ensemble de la carrière des sages-femmes et datent de 2011… Donc si une étudiante sage-femme qui cherche un sujet de mémoire passe par-là…
Personnellement, en dehors de la précarité financière et personnelle, une des choses qui m’ont fait quitter l’hôpital est une idée plus insidieuse : la standardisation, l’automatisation. L’usine.
Dans sa Sociologie de l’Accouchement (qui est trop dense pour que je le résume ici en quelques lignes), Béatrice Jacques signale un état de fait qui est lié à la transition hospitalière que la profession a effectué dans les années 60-70 : les sages-femmes sont en salle de naissance un contre-pouvoir, la nécessaire contradiction qui permet aux patientes d’être totalement avalées par le corps médical.
Et pour prévenir les quelques commentaires : elles ont également continué à être un outil de contrôle social.
Ce dialogue à trois − sage-femme, obstétricien et patiente − est pour moi une des choses qui peut rendre l’accouchement moins violent. Il n’est possible que si les sages-femmes sont respectées dans leurs compétences et ne sont pas précaires et remplaçables.
Dès lors qu’on doit se plier à un « ici, c’est comme ça » non négociable, sans dialogue, parce qu’on est précaire et remplaçable, alors le système devient maltraitant.
Les sages-femmes deviennent des automates, elles attendent la fin des transmissions infirmières pour pas se faire engueuler en remontant des patientes. Les patientes attendent parfois une heure de plus en salle. Elles acceptent des déclenchements discutables et elles laissent les collègues aides-soignantes leur dicter une position d’accouchement « parce que ça sera plus facile à nettoyer ».
La cadre dira que « laisser du travail aux collègues ne se fait pas » et qu’il faut « ménager les filles ».
La patiente devra donc pousser son premier enfant une heure plus tôt, avec un médicament majorant les risques hémorragiques, dans une position défavorable.
On accepte de rester, ou on se lève et on se casse.
On reste parce qu’on a un loyer à payer à la fin du mois, et qu’on veut faire de la salle de naissance. On nous a toujours dit que les meilleurs sages-femmes travaillaient en salle de naissance, non ?
Les cadres ont compris que ça ne collerait pas.
Je ne voulais pas être un bon automate. J’appelais le chef de service pour lui dire que sa patiente en « travail » fumait sa clope dehors et avait une contraction par heure, et qu’il devait signer son déclenchement de convenance. J’ai tenté quelques accouchement sur le côté. Je suis resté un peu trop longtemps avec cette patiente qui n’avait pas de péridurale sans avancer mon partogramme. « Je sais que je t’ai engagé pour de la physio, mais bon, l’homéopathie et l’aromathérapie… On tient la main à la patiente 5-10 minutes quoi et on y retourne ».
Je râlais sur la charge de travail, surtout quand la sage-femme titulaire décidait d’aller se coucher dans la nuit parce qu’elle faisait 24h et que ça l’arrangeait.
« En même temps si tu réveilles ta collègue pour ça… La prochaine fois attend d’avoir au moins 3 patientes. » Parce que oui, c’est aussi à ce moment-là qu’on te dit que gérer 3 patientes seuls, c’est une charge de travail normal. Le CNOSF vient de dire que c’est dangereux à plus de 2 patientes et les urgences, mais il y connait quoi le CNOSF hein ?
Ça serait tellement bien d’avoir une sage-femme de plus dans ces moment-là.
On serait tellement plus en sécurité.
On aurait le temps de prendre des décisions mesurées et sans panique.
Sauf que le décret de périnatalité (i.e. le truc qui décide du nombre de sages-femmes en garde par rapport au nombre d’accouchement par an) ne prend pas en compte le travail administratif/médico-légal qui a augmenté, et il se base surtout sur une activité moyenne.
Cette pensée m’a parfois traversé l’esprit dans ces nuits folles où j’ai accompagné 6 accouchements seul, pour une moyenne attendue de 2 par 12h.
Un matin je me suis réveillé et j’ai repensé à ma garde. Je me suis regardé dans le miroir, j’ai grimacé. J’avais une sorte de nausée sourde de lendemain de garde.
Je devenais maltraitant.
J’avais tenu la main d’une patiente pendant que ma doublure censée « m’intégrer à l’équipe » racontait des banalités horribles et que la chef de garde recousait son épisiotomie à vif.
J’ai rangé cette idée dans le fond de mon crâne, parce que j’avais besoin de travailler.
J’ai oublié pendant 1 an. Les larmes, les cris. Les remerciements d’avoir été là pour elle, à contenir mon hurlement intérieur. J’ai haï cette collègue, et cette consœur, malgré les discussions dans l’office à la relève et la légère surcouche de complicité.
« Tu sais, me dis cette médecin-là, en m’en reparlant 5 mois plus tard, autour d’un hospitalier petit salé au lentilles, l’accouchement c’est quand même très violent comme moment. » J’ai opiné du chef. Le pire c’est que j’ai adoré bosser avec cette obstétricienne, sans jamais vraiment pouvoir lui pardonner.
Quand les discussions sur les violences obstétricales ont commencé, j’étais heureux d’y prendre part, de les amplifier. Je voulais aussi rappeler une chose : si j’additionne tout ce que j’ai écrit au dessus, la maltraitance hospitalière est un système.
Je comprends très bien que mes futures consœurs ne veulent pas s’y insérer.
Dans le communiqué de l’Ordre, on a l’impression que c’est une question d’attractivité de l’hôpital, de rémunérations, de sécurité économique et/ou de reconnaissance. Ce n’est pas forcément tout.
Quel métier je veux faire, et dans quelles conditions ?
J’ai détesté la charge de travail, l’écrasement professionnel, la violence et le systématisme.
Et la précarité − rester plusieurs années au même échelon, sur la même grille, au même salaire − subir les libertés que prennent les administrations publiques avec le droit du travail, ou la pression financière des DRH dans le privé.
Et ne pas savoir si on travaillera toujours au même endroit dans parfois 1 mois ou 2 mois, tout en essayant de s’intégrer à une équipe et à un projet.
Je voulais aider les femmes.
Je voulais me lever le matin avant d’aller travailler, sourire au miroir et ne plus faire de compromis.
Donc j’ai quitté l’hôpital.
Photo by Serrah Galos on Unsplash
Ah, je vous aime…!
Rares sont les soignant(e)squi osent parler de maltraitance médicale.
Je vous respecte infiniment pour oser en parler et pour essayer de faire bouger les choses.
On voudrait plus de soignants comme vous !
Belle continuation !
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Merci !
Je pense sincèrement que le premier pas que devrait franchir les soignants pour s’améliorer, c’est déjà d’admettre qu’on a été maltraitant et que parfois on peut l’être encore si on se relâche.
J’avoue que j’ai parfois encore des doutes, même si je fais mon maximum.
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pareil!! en 2009. Sage-femme vraiment sincèrement hospitalière, j’ai abdiqué après 3 ans à renier mes principes (l’autre hopital -niv3- où j’avais travaillé avant, dans le 95, était plus humain, pour les soignants, pour les familles). Merci de l’avoir si bien écrit!
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J’ai l’impression que c’est le cas de beaucoup de sages-femmes à un moment de leur carrière.
Et c’est fou ce qu’on perd comme sages-femmes talentueuses.
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Tellement juste ! Merci jeune papa !!
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