Elle prend ses sous-vêtements, les empile au fond d’un sac de voyage. Elle jette trois robes par dessus, des vêtements de bébé, un paquet de couche. Elle sort le collier de sa mère du fond du tiroir, son seul souvenir.
Elle doit faire vite. Son fils lui envoie des regards, à plat ventre sur le lit. Il bave allègrement. Elle sent le lait qui lui gonfle le sein et qui commence à couler à travers son haut.
Son chéri est sorti pour « prendre l’air ». Il va faire un tour de pâté de maison, fumer un joint avec deux mecs qui traînent sur le pont au-dessus des voies. Elle a une demi-heure. Il est parti avec les clés, mais elle n’en a pas besoin, là où elle va.
On avait discuté avec « tout le monde ».
L’assistante sociale du foyer qu’il avait fallut enjôler pour rétablir la confiance avec cette femme qui pleurait dans son bureau pour avoir un logement plus grand toutes les semaines. C’est vrai que vivre à trois dans douze mètres carrés, c’est pas évident. Avec le soutien du réseau autour on avait trouvé une place dans un foyer pour femme victime de violence, avec un accompagnement sérieux. Elle m’avait appelé le vendredi en me disant « j’ai tiré toutes les ficelles que je pouvais, mais si elle arrive ce week-end, ils la prennent ».
« Et si il m’empêche de partir, nous avait-elle demandé
− Vous pouvez appeler la police, on vous soutiendra ! » avait répondu l’assistante sociale.
Elle sort de la résidence, son fils dans l’écharpe. Elle regarde nerveusement la rue et traverse. Deux bus, une ville entre elle et son conjoint qui ne retrouvera qu’une chambre vide…
Elle n’est jamais partie. C’est juste un scénario que j’ai fini par imaginer dans ma tête.
La première fois que je l’ai vu, je savais que c’était une patiente qui me prendrait du temps. C’est devenu un de mes fantômes. Le mardi suivant elle était devant moi. Sur mon téléphone j’avais l’assistante sociale, furibarde. « Est-ce que vous savez à quelle point elles sont rares ces places ? J’ai l’air de quoi, moi ? »
« Oui, mais il se passera quoi quand il me retrouvera ? »
C’était avant que les féminicides soient projeté sur le devant de la scène en France, mais elle marquait un point. Pour elle « c’était supportable », avec un accompagnement ; elle essayait de se dire que ça irait mieux quand tout le monde travaillerait et qu’ils auraient un logement plus grand. Je savais qu’elle avait tort.
Un conjoint violent ce n’est pas une passade.
Un conjoint violent avec une condamnation pour tentative de meurtre.
Elle le connaissait, et elle savait de quoi il était capable.
Et c’est aussi pour ça qu’elle ne voulait pas partir.
Le pire c’est que c’est quasiment mots pour mots ce qui est marqué dans le polycopié de ma formation sur les violences faites aux femmes. Et juste à côté le fait qu’on ne pouvait pas venir en aide aux gens qui ne le souhaitaient pas.
« C’est comme si votre patiente était enfermée dans une pièce avec quelqu’un. Il a un couteau et a l’intention de la tuer. Vous n’avez pas le droit d’entrer dans la pièce, vous pouvez juste lui ouvrir des fenêtres et des portes en espérant qu’elle choisisse de sortir. »
La seule chose qui équilibrait cette situation, c’est qu’on considérait qu’elle était adulte et qu’elle avait le droit de décider. Partir pour se mettre à l’abris, espérer que la police fasse son travail. Rester, pour rester en vie ?
Donc, au moment où les chambres parlementaires parlaient de lever le secret médical sur les violences conjugales, je me suis interrogé. Et cet article arrive avec un mois de retard, parce que le calendrier des sages-femmes libérales est difficilement conciliable avec une activité littéraire (on en reparle très bientôt).
La violence conjugale, c’est un sujet complexe. Il y a des violences, très diverses, et au milieu un mécanisme très identifié d’emprise. J’avais déjà évoqué à quel point ces conjoints violents sont présents dans le discours et dans la vie des femmes.
Est-ce que j’ai le droit de décider pour mes patientes ? Si j’avais eu le droit de lever le secret médical (pas l’obligation, hein, le droit) face à cette patiente, est-ce que cela aurait été une bonne décision ? Pour la placer de force dans un foyer ?
Et surtout est-ce qu’elle aurait continué à maintenir un contact, ou est-ce qu’elle aurait juste fui ?
La difficulté principale de ces situations c’est qu’il faut aider les patientes à faire le cheminement qui les conduira à se protéger, à sans doute quitter leur conjoint avec leurs enfants et à affronter l’appareil judiciaire français qui fournira à l’accusé l’adresse de résidence de sa victime ou celle de son avocate.
Les gens qui pensent que c’est simple n’ont jamais parlé de leur vie à une victime de violence. Se dire que lever l’obligation du secret médical sur ce sujet est une solution, c’est étaler une méconnaissance de ce sujet. Est-ce que ce n’est pas surtout, encore une fois, traiter les femmes comme des enfants ?
C’est surtout un cache misère.
Parce qu’une fois que ces femmes sont parties, ont réussi à déposer une plainte prise au sérieux, en admettant qu’un JAF délivre une ordonnance de protection, que les frais d’avocats soient abordables, que les policiers fassent leur travail sans discuter… Et que les patientes soient capables de naviguer dans ce monde juridique complexe. Est-ce que ça empêche un connard de suicider sa famille avant de retourner l’arme contre lui ?
Lutter contre les violences conjugales, ça demande une volonté politique.
En langage moins correct, ça veut dire de l’argent. Pour la justice, pour la police, pour les associations et les professionnels de terrains.
Actuellement la prise en charge des victimes de violence repose sur le travail des associations. Souvent des femmes, très souvent mal payées ou bénévoles qui donnent de leur temps pour accueillir les victimes, les aider à mettre des mots et à démêler leur vécu, convaincre des avocates spécialisées de donner de leur temps de travail pour des affaires qu’il faudra porter à bout de bras.
Est-ce que j’ai peur ? Non. Je suis déçu.
En 2020 on traite les femmes comme des enfants.
En 2020, cette « grande cause du quinquennat » ne mérite qu’une mesure gadget.
Photo by Mitchell Orr on Unsplash
Merci beaucoup pour cet article pertinent et bouleversant qui décrit cette atroce réalité.
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J’ai mis du temps à l’écrire, et c’est un sujet qui fait toujours mal.
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Merci, pour ces explications, ces mots, de partage aussi votre vécu, de nous permettre de comprendre et de réaliser, encore, que non, « on » n’aide toujours pas correctement et intelligemment.
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