Les mots qui vont suivre, je ne sais trop comment les sortir.
Je me sens à moitié obligé d’interrompre mon programme d’articles en cours d’élaboration. J’avais des thèmes chouettes à évoquer avec vous. C’est dommage.
Mais il semble vaguement que les événements ont une tendance à modifier les projets des gens.
« Comment tu vas ? » me demandent mes parents au téléphone.
« Je me débrouille. » C’est la stricte réalité. Je ne vais pas mal, mais je ne sais pas si je vais bien. Comme l’a écrit Borée il y a quelques jours, j’attends la vague.
J’appelle mes patientes la veille pour savoir quelle activité je maintiens, en annulant, en reportant sine die. Elles comprennent. Elles en profitent pour avoir des nouvelles du « front ». Les maternités ont décidé d’exclure parfois les pères, souvent en suite de couche, parfois en salle de naissance, et j’essaye de rassurer.
« Je préférerais essayer seule à domicile que d’être séparée de ma chérie. »
J’ai des collègues hospitalières que ça révolte tant cela va à l’encontre de ce qu’elles font depuis 25 ans, mais…
Avec les collègues libérales on sent très bien comment ça va tourner. On va faire des sorties précoces à domicile en essayant de se protéger et de ne pas propager le virus. On va faire de la téléconsultation pour préparer les femmes et répondre aux questions.
Et essayer d’aiguiller les gens pour qu’ils n’engorgent pas les urgences.
Comme ma sœur qui m’a annoncé ses symptômes, qui ne sera jamais testée.
Mais quand ma patiente, avec son début d’allaitement compliqué et son coronavirus aura besoin de moi, qu’est-ce que je ferai ?
Pour l’instant on n’y est absolument pas.
Pendant ce temps là, avec mon sac à dos de consultation, je voyage tous les jours dans un Paris vide où les gens se sont pris de passion pour la course à pied, se nourrissent d’œufs et de pâtes et de papier toilette. Ils me dépassent, au téléphone, le masque sous le nez, en disant que tout le monde est dehors et que ça n’est pas normal. J’arrive chez les gens et je montre l’exemple. Je me lave les mains, je pose mes affaires, je me relave les mains, puis je leur demande comment va le moral avec le confinement.
Je crois que pour l’instant ce que je suis capable de faire, c’est de rendre cette épidémie crédible. Elle reste invisible, alors j’essaye de la montrer un peu, avec mon masque que je garde sur le nez.
C’est pour protéger les autres, mais il ne manque pas de me rappeler ces masques de peste que portait les médecins de l’ancien régime. J’espère qu’il fait un peu peur.
Peut-être pas.
Quand je sors de chez ma première patiente d’aujourd’hui, après m’être re-re-lavé les mains, et que je vois son cousin qui vient en visite pour voir le bébé, je ne dis pas grand-chose. Je l’ai fait chier avec cette histoire de confinement, j’ai insisté sur sa belle-mère âgée qu’il fallait protéger. Ça m’énerve quand même.
Une fois dehors, je regarde mon fil Twitter. Il y au quart des gens qui exhortent les autres à rester chez eux, de façon maniaque, presque obsessionnelle. Je pense sincèrement que les gens qui les suivent sont déjà chez eux, et que leurs suppliques n’atteindra pas les autres, qui ne sont de toute façon pas sur Twitter. Il y a des parents qui essayent de trouver comment occuper leurs enfants pendant leurs sessions de télétravail.
Mais quand ma patiente, avec son coronavirus, aura besoin de moi, qu’est-ce que je ferai ?
À part quelques personnes qui essayent de faire rire les autres, il y a surtout des soignants qui regardent la situation devenir incontrôlable, avec des mails de différentes instances qui essayent de faire un point sur la situation, de recommander des pratiques sans être forcément d’accord.
On regarde ce qu’on prophétisait devenir une réalité : le système de santé a été massacré, et il faudra un truc grave pour créer un sursaut.
Il va y avoir des morts.
C’est comme affronter un long siège avec un château qui n’a pas été rénové depuis deux siècles.
On s’envoie des câlins et des mots de soutiens en gif. On gère les crises d’angoisses et les larmes par messages interposés. Les médecins généralistes qui sont en première ligne partagent leur evening routine : rentrer chez soi, se laver les mains, poser les téléphones sur le coin de l’évier, se laver les mains, se déshabiller entièrement, se doucher, puis laver les téléphones et se relaver les mains. Puis s’habiller. Ça parle de conseils de tenues.
« Il faut se faire à l’idée, disait un chef de réanimation à un de mes amis, on va attraper ce virus. À force de rester douze heures par jours à intuber et extuber des malades, on va l’attraper. » Ils manquent de masque de protection, sa chérie s’énerve quand elle voit quelqu’un avec un FFP2 mal mis dans le métro.
Ma consolation, loin de cette folie, c’est mes copines sur notre groupe de discussion. Des consœurs libérales avec qui traverser cette histoire d’épidémie, se confronter à l’absurde que devient notre quotidien.
Cette semaine va être étrange.
Photo by Andrea Tummons on Unsplash
Une réflexion sur “Je me débrouille”