Cet article est paru sur l’ancien blog en mai 2012. À l’époque j’étais encore étudiant sage-femme, et je m’étais introduit dans une maternité parisienne juste après sa fermeture. Évidemment je l’ai un peu réécrit.
Depuis ce bâtiment a été réhabilité, et je n’y suis jamais retourné.
Les traces de baskets dans la poussière ne me laissent pas de doutes sur la venue avant moi d’un autre être humain, mais, fort heureusement, dédaignant l’escalier qui menait à l’étage de ma vieille maternité-école, l’intrus s’est abîmé, le temps d’une nuit, dans la salle d’attente des consultations. Il avait semé ses détritus sur les abords d’un vétuste banc en bois.
Je n’ai jamais eu de souvenirs en consultation, aussi je laisse ce lieu anonyme à la poussière et aux clochards pour m’aventurer dans les méandres de mes traumatismes de stages.
Ma maternité-école avait fermé quelques jours plus tôt. Je suis sorti de la bibliothèque universitaire et je suis passé devant. Il ne reste du bâtiment qu’une coque vide et poussiéreuse.
La porte du rez-de-chaussée était ouverte, et, après avoir hésité, je m’étais aventuré à l’intérieur.
Je conserve un souvenirs très diffus de ma visite clandestine. Je me maudis, à présent, de ne pas avoir emporté mon appareil photo, ni d’y être retourné après.
Je commence par les suites de couche.
Je faisais des cauchemars sur les nuits dans ce services. J’appréhendais quand une patiente appelait pour un problème : on envoyait l’étudiant, donc moi. Je montais à pas silencieux, et je me faufilais jusqu’au poste de soin. Autour de moi déambulaient des silhouettes cernées, en chemise de nuit, portant des nourrissons en pleurs, tâches blanches fantomatiques dans la pénombre des couloirs. Je faisais mon office, et je repartais le plus vite possible, sans demander mon reste.
J’ai quelques flash, des moments d’éternités. Je trouve que les vieilles maternités ont cet aspect « hors du monde ». Le temps n’y existe plus, l’extérieur n’est qu’un mauvais ciel gris. J’ai eu un nombre d’évaluations cliniques dans ces couloirs… Des notés, des « formatives ».
Des traumatisantes, des géniales.
J’en suis sorti parfois avec le cœur battant la chamade de joie, et parfois avec l’envie de noyer mon impression de nullité crasse dans un flot d’alcool.
J’ai hésité à pousser jusqu’à la réanimation néonatale, mais il y a des fantômes à laisser en paix.
Je suis passé aux grossesses pathologiques, là où, pendant 3 semaines, en dernière année, une sage-femme m’a fait mériter, sang, sueur et rage, ma validation de stage. Parce que j’étais bientôt sage-femme, parce que j’étais bon sans trop en avoir conscience, et parce qu’elle voulait que je le comprenne.
Au milieu du couloir dans un tiroir arraché, traîne un vieux Vidal de 2003. Une affiche sur le diabète s’envole, et je la suis dans les escaliers.
Je m’arrête un moment devant l’entrée de la salle de naissance, devant le comptoir des urgences, devant les box de consultation. Mes deux pieds s’enfoncent dans le linoléum bleu, et je revois des fantômes.
Mon premier stage, ma première salle, ma première garde, ma dernière garde, ma première mort-fœtale, ma première boite de chocolat, ma première victoire, mes premières défaites, la tape sur l’épaule d’une sage-femme, un soir après une garde merdique, celle du chef le jour où une de mes patiente est partie pour son dernier scan, l’air bizarre du chef de service quand on le croisait le matin avant le staff…
Rien que d’imaginer ce hall à la peinture écaillée, ce comptoir couvert de poussière, j’ai presque les larmes qui me montent. Je passe par derrière, par habitude. Vidés de matériels, les box sont moins impressionnants.
Je me suis souvenu du cri de ma première mort fœtale, ce cri d’horreur, d’angoisse, de détresse absolue ; je n’oublie pas. Je n’oublierai jamais. C’était là.
En tournant la tête j’ai revu ma copine de promo qui prenait la relève au petit matin, juste après l’annonce. Il était 7h45, c’était une garde calme. Elle avait commencé à faire des dessins avec l’enfant de la patiente pour l’occuper en salle d’attente. Elle avait commencé à lui expliqué, comme elle pouvait, en essayant d’en retirer la violence, que le petit-frère qu’on lui avait annoncé ne viendrait pas cette fois. J’ai serré les poings.
Je passe devant un box d’écho où un soir j’ai surpris un chef en train de faire une ponction de kyste, à 3h du matin, comme ça. Il était venu en salle défiler avec ses poches de liquide de ponction.
Mon cœur a vacillé.
Il y a devant moi la porte de la salle de naissance.
Le dernier rempart.
Je dépasse l’office, vide. Puis la salle de repos des sages-femmes, sans son canapé, sans sa fenêtre où certaines d’entres-elles clopaient au moment des transmissions, sans sa rangée de bouteilles vides.
Je fait le tour des blocs désaffectés, je regarde le bureau de la cadre de bloc dans les yeux. Et je ri en me disant que je ne la reverrai plus jamais, heureusement. Puis je suis passé entre les salles de naissances, et les souvenirs que j’ai dans chacune d’entres-elles.
Des accouchements géniaux, des trucs traumatisants…
Deux tables d’obstétriques sont restées derrières car trop vieille. Le modèle avec des pédales hydraulique et pas de télécommande, qu’on se ruine le dos à manœuvrer. Dans une des salles, une sages-femmes a marqué sur le mur « Ici est né Chouchou », avec la date et l’heure.
Je fini par le bureau-couloir des sages-femmes. Les bureaux manquent, il reste le carrelage cru, une chaise défoncée et un tableau blanc.
Sur le tableau blanc, il y a les signatures des sages-femmes, des chefs de garde et de l’anesthésiste, la date et l’heure. Ce sont ceux qui ont fermé cette salle de naissance, pour la dernière fois. En dessous quelqu’un a griffonné « Étranger, annonce au monde que nous l’avons enfanté ici, obéissant à ses lois. »
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