Rien qu’au téléphone, ça commençait mal cette histoire.
« Vous êtes une sage-femme ?
− Oui.
− Mais vous êtes un homme.
− Oui.
− …
− Vous souhaitez un rendez-vous ?
− Oui, il faut absolument que je vois une sage-femme. »
Elle était sorti de sa clinique une semaine plus tôt, juste après l’accouchement, en jurant tout ce qu’elle pouvait au pédiatre qu’elle avait une sage-femme à domicile qui passait la voir le lendemain. C’était moi, du coup, la sage-femme.
Il y avait un prélèvement à faire à ce bébé, une histoire de dépistage des maladies rares, et évidemment il n’y avait pas de sage-femme disponible pendant les fêtes.
Mais comme c’était son neuvième enfant, elle savait faire.
Me voilà donc chez sa belle-mère, devant une porte entre-ouverte et un regard méfiant. « Vous êtes vraiment sage-femme ? » Je sors ma carte professionnelle, et elle me laisse entrer, devant l’évidence. Elle me fait passer un court couloir et je me retrouve dans une petite pièce avec la patiente qui soupire déjà.
En ce qui la concerne, je suis là pour le prélèvement. « Ah, vous avez aussi une balance ? » Je suis là aussi pour peser le bébé, du coup. Elle reste debout à me regarder, pressée. « Bon. »
Cinq minutes plus tard, après avoir écourté mes questions, récupéré le carton et l’enveloppe de prélèvement, une aiguille ou deux dans mon sac, eut l’impression d’avoir arraché un paquet de compresse et de l’antiseptique, me voilà donc le dos cassé devant un bébé en body sur ma balance, posée sur une desserte à dessert, devant dix-huit paires d’yeux qui me fixent officier sur leur petite sœur.
Aucune pression.
« Pourquoi vous faites ça sur la main ? J’ai jamais vu ça » dit la mère.
« Maman… » commence un petit de cinq ans.
« Attend mon chéri. »
Je regarde les très fines veines sur le dos de la main de ce bébé qui finit de suçoter son sucre. Comme dans les films, une goutte de sueur froide me coule le long de la nuque.
Je pique, et je n’ai pas de retour veineux immédiat.
« C’est n’importe quoi. Franchement. J’ai toujours vu au talon, et ça marche toujours. Vraiment, c’est n’importe quoi. » La demoiselle commence à bouger sa main dans la mienne, qui du coup glisse un peu.
J’ai prélevé des nourrissons presque à la chaîne dans des grosses maternités. Parfois six ou sept en une heure. La veine roule juste un peu. Je déplace légèrement mon aiguille. Un des enfants de quatre se met donc à pleurer à ce moment là.
Le sang coule. C’est pas fini. Ma main qui tient le carton tremble. Il me faut six gouttes. Courage demoiselle. Juste six gouttes. « Franchement, c’est n’importe quoi. Oh mon pauvre bébé. C’est n’importe quoi. »
J’ai fini. J’ai un peu de sang sur la main, j’ai fait un pansement, j’ai mis le prélèvement à sécher…
« Je vais aller me laver les mains, si vous me permettez. » Et après je vais prendre votre carte vitale et je vais fuir.
Elle me pointe juste la cuisine au fond du couloir. Seul, devant l’évier, les mains dans l’eau froide, je respire enfin.
« Je vous ai fait un café, me dit une voix derrière moi, c’est pour vous remercier d’être venu vous occuper de ma petite fille et de ma fille. » La voix aimable et ridée me pousse sur une chaise de la cuisine, et me pose une tasse de café noir sous le nez. Et une assiette, avec un gâteau. Puis un deuxième.
On est resté là, quelques minutes, à boire le café dans la cuisine. On a parlé du quartier, celui où j’ai grandi, du monde un peu fou dehors, de sa fille qui avait finalement surtout peur.
Puis j’ai passé la carte vitale de ma patiente. La grand-mère m’a fait une bise. La mère m’a dit « je ne sers pas la main aux hommes », et moi je suis retourné dans le froid parisien.
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