Elle est rentrée à pied, faute de taxi, faute de VTC, ayant peur de prendre une trottinette ou un vélo avec la circulation parisienne rendue folle par la grève. Et elle est énervée, parce qu’on lui a dit qu’elle travaillait dans une usine à bébé.
Sa maternité c’est plus d’une cinquantaine de lignes de garde, des médecins et des internes présents H24, des pédiatres surentraînés et des transferts très réguliers du reste de l’Île de France..
On est marrant comme couple, non ? Elle bosse dans une grosse mater, mois dans un petit cabinet. Deux extrémités d’un spectres, deux « opposées ».
Non.
En fait elle fait un travail très proche du mien : elle écoute des femmes et répond à leurs questions, avec patience. Elle est exigeante avec elle-même, elle se met une pression de dingue. Les enjeux sont dingues. Je vous ai déjà dit que j’étais fier d’elle ?
À la fin de la journée, elle a pris des dossiers trop épais et elle a essayé d’y trouver un morceau de physiologie à se mettre sous la dent, juste de quoi offrir une rencontre presque normale à un couple et à son enfant.
J’avais vingt-deux ans, et j’étais en garde dans une maternité qui me faisait peur, avec une sage-femme qui me faisait peur. À cette époque-là on ne parlait pas d’usine, ça, cela date des grandes fusions qui ont eu lieu il y a quelques années ; c’était une maternité qui faisait juste peur aux étudiantes ; c’était une école.
Il y avait cette patiente tout fine avec un diabète démentiel qui était arrivée à 8h pour son déclenchement. Quand je dis démentiel, le diabète, je veux dire que la sage-femme qui me tutorait avait ouvert la bouche, puis l’avait fermé, puis avait appelé l’interne de garde et le chef d’anesthésie en disant « Si vous me faites pas un protocole, je la touche pas. Et dépêchez-vous, elle est à jeun. »
Et sous l’action d’une foule de soignant, cette patiente s’était retrouvée attachée de sangles de monitoring, de perfusions et de bidules de surveillance, et d’une péridurale. On la piquait régulièrement pour vérifier sa glycémie, on la scrutait comme une casserole de lait sur une gazinière.
Et au milieu de la foule il y avait nous. « Ce n’est pas parce qu’elle a un diabète cogné qu’elle n’accouchera pas comme tout le monde » dit la sage-femme. Elle répondit patiemment aux questions du couple, elle la fit bouger sur son lit inconfortable, démêlant patiemment les fils, riant presque des nœuds qu’elle créait ça et là avec ses obsessions de positions de travail.
Et cette patiente accoucha. Simplement. Sur le côté. En poussant un peu. « Le côté, ça réduit quand même pas mal les risques de dystocies des épaules, tu sais ? On a plus de place dans le bassin. » Et ensuite, quand le monitoring s’est tu, quand les pompes furent débranchées, on s’est éclipsé de la salle à pas feutré pour laisser ce couple découvrir leur nouveau-né.
Alors oui, maintenant, c’est facile de cracher sur les usines qui privent les couples de l’humanité d’une naissance démédicalisée. Le problème, toujours, reste une question de temps, et d’espace. Parce que la structure permet justement d’offrir une collaboration médicale à la sage-femme, un cadre assez confortable pour lui permettre de faire sa magie.
Ce qui rend le travail pénible, c’est l’absence de moyens politiques offert à la naissance en France, parce que le système de tarification considère qu’une naissance ne vaut pas grand-chose. Cela rapporte pas beaucoup à l’hôpital, et cela donne moins de temps par patiente, car davantage de patientes par sages-femmes.
J’admire ma chérie qui arrive à supporter cette pression. J’ai peur qu’un jour qu’elle la fasse craquer.
Je prends soin d’elle quand elle sort de garde, et je l’écoute raconter ses histoires à elle.
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