Je suis sur mon tabouret, et je jette de temps en temps un œil à l’appareil d’électro-stimulation. Alors, oui, quand on est sage-femme en rééducation, la rumeur tenace veut que je soit capable de faire des miracles avec mes doigts, mais les études ne disent pas vraiment ça, et l’électro-stimulation s’est très vite fait une place dans ma pratique. Mais je ne vais pas embêter ma patiente avec de la théorie.
J’ai une excuse pour ne rien faire à part parler, et elle pour enfin se reposer. Pendant en général 20 minutes. Parfois plus longtemps. Elle est fatiguée, et ça se voit.
« En même temps, j’imagine qu’avec vos deux enfants, ça doit être pas mal de boulot. Ils ont quoi. 5 ans et 1 an, c’est ça ?
− Des vrais tornades, me dit-elle. J’ai pas vraiment le temps de me reposer. Surtout que le dernier m’a fait une bronchiolite il y a deux semaines. Ah, c’était pas facile.
− On a encore un quart d’heure, c’est un espace sécurisé, il est pour vous. Et puis après vous irez les chercher à la crèche. » Elle acquiesce en riant.
Puis elle retombe dans le silence. Elle respire tranquillement avec le ventre.
On se voit pour beaucoup de problématiques au niveau du périnée. Beaucoup de cicatrices, la plupart invisibles, et des problèmes plus classiques. « Et ça va à la maison, vous trouvez du temps pour vous ?
− Pas vraiment. J’essaye de pas trop déranger. La femme qui vit avec moi est gentille. Elle parle pas avec les autres gens du centre, mais moi j’aime bien parler avec les voisins. »
Là, je connecte.
Avec son adresse que je connaissais déjà.
Parce que j’y suis déjà allé.
Parce qu’à la base elle est venue me voir parce qu’une voisine m’a recommandé.
On parle donc de ses voisines, du centre d’hébergement, de son fils qui va à l’école. « Maintenant, ça va. On a mis du temps à trouver, mais heureusement pour ma dernière grossesse j’étais au chaud… » Je lui tends un mouchoir. On a du temps.
Elle me parle donc de ses deux ans de rue, après son arrivée en France.
Après sa fuite.
Il y a des nuits passées chez des inconnus qui leur ouvrait leur salon, et celles à marcher dans les couloirs du métro, en espérant que personne ne remarque une femme avec une poussette.
Parfois elle trouve un hall d’hôpital, si la sécurité est gentille. Pour dormir dans un cloître, dans une aire de jeux pour enfants, dans le couloir des consultations, sous l’arrivée des ambulances. Parce qu’il y a d’autres femmes et du chauffage.
Elle se cache pour manger un macdonald avec son fils, parce qu’elle a honte.
Elle doit économiser les couches, parfois quitte à ne la changer qu’une fois par jour.
Il y a la culpabilité. Et les regards dans les transports.
Je la laisse sécher ses larmes. Je mentirai si je disais que cela ne me fait plus rien, à force. Ce n’est pas la première patiente qui me raconte son histoire : faites de culpabilité, de puces de lit et de débrouille. Qui pourrait dire si cette femme bien habillée, avec sa poussette, que je croise à 23h30 un samedi dans une rame de métro, rentre effectivement quelque part.
« Je n’en avais jamais parlé. Ça m’a fait du bien, merci. » La séance est finie, et elle se rhabille. On rigole un moment sur des banalités, on se dit à la semaine prochaine.
Je fais mon faux air sévère en lui disant de bien faire ses exercices et de se reposer, et elle sort du cabinet avec le sourire.
Et puis la patiente suivante passe. Puis la suivante.
Et je pense à autre chose.
« J’ai une patiente qui est sortie sans hébergement » dit ma chérie.
C’était en janvier dernier, il y a presque un an.
« On refuse de le faire, nous l’équipe de sage-femme, alors c’est le médecin de garde qui vient. Au trentième jour, même s’il n’y a pas d’hébergement, elles sortent. Parfois avant si on manque de lit. »
« On a du mal en ce moment, m’avait confié une patiente qui venait pour son suivi annuel. On a eu une coupe budgétaire conséquente. C’est compliqué pour ouvrir des places d’hébergements. » C’est le même son de cloche chez les éducateurs et les assistantes sociales des centres où je passe, avec qui je me pose le temps qu’ils fument une clope. Les places deviennent rares, et chères.
« Mais elles vont où, je demande à ma chérie. On ne peut pas faire sortir des nouveaux-nés dans la rue, quand même. On est en janvier, il fait encore froid.
− Oh, ils les font sortir dans le hall. Elles ont le droit de dormir dans le couloir des consultations si la sécurité les laisse tranquille. »
Je la regarde, interdit.
« Ils appellent ça une Veille Sociale. »
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